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Variations sur la musique

Publié le : 3 Novembre 2021
Ce texte a été prononcé par Emmanuel Bellanger dans le cadre de la leçon académique qui clôturait sa carrière d’enseignant à l’ISTA (Institut Supérieur de Théologie des Arts). La réflexion proposée sur l’essence de la musique est nourrie de sa longue expérience de musicien et de formateur. Emmanuel Bellanger est également directeur du comité de rédaction de Narthex et responsable du blog de Narthex « Ils ont des oreilles qu’ils entendent ».

Qu’est-ce que la musique ?

Parler sur la musique est toujours une entreprise difficile, surtout quand on est soi même musicien. D’ailleurs, peut-on prétendre en toute simplicité être vraiment musicien ? On le devient jour après jour, note après note, souffle après souffle et parfois souffrance après souffrance : cette souffrance, le musicien l’éprouve non seulement devant les exigences de son art et du travail qu’il exige mais aussi devant l’incompréhension de notre société pour qui la musique n’est trop souvent qu’un remplissage, un accompagnement, une façon de meubler le temps, une occasion de détente ou un élément décoratif auquel on pense quand on s’est occupé de tout le reste jugé plus important. Si vraiment la musique n’était que cela, comment expliquer que les artistes lui consacrent leur vie et y trouvent leur épanouissement ?

la musique est-elle un langage, la musique a-t-elle un sens ?

Abordée de cette manière, la musique suscite beaucoup de questions, par exemple : quand on parle de musique, de quoi, de qui parle-ton, où est la musique, la musique est-elle un langage, la musique a-t-elle un sens ?

C’est donc en tant que musicien qui pratique chaque jour son instrument et exerce régulièrement son métier d’artiste/artisan que je m’exprime ici.

Du côté des définitions

Pour cerner un peu plus précisément ce qui se cache derrière le terme de musique, nous pouvons, par exemple, nous aider du langage populaire :
= « Je peux chanter mais je ne sais pas la musique ». Ne s’agit-il que de connaissances techniques, solfège… ?
= « Je ne peux pas jouer, je n’ai pas apporté ma musique », la musique serait ici la partition ?
= « Elle a joué sa musique devant tout le monde sans une seul fausse note » : la musique est ici réduite à une performance.

Tout cela n’est pas faux mais de quoi parle-ton ? Certes, la musique est aussi une technique, une partition, une performance, mais est-ce l’essentiel ?

Si on se tourne du côté des définitions proposées par les musicographes, sera-t-on plus avancé ?

Est-il nécessaire de rappeler la définition de Rousseau : « la musique est l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille » ? Ramener ainsi la musique à une simple recherche de plaisir (notion tellement imprécise et évolutive) ne peut justifier qu’on y consacre sa vie. Certains musicologues ont proposé d’autres définitions plus satisfaisantes. En voici deux :

« La musique est l’art de combiner les sons de sorte que, sous forme de mélodie, d’harmonie, de polyphonie, ils traduisent les sentiments de l’âme ou des images et des visions idéales. » (1) Ou encore : « la musique est l’art de combiner plusieurs sons selon les règles définies, qui diffèrent en fonction des lieux et des époques. » (2)  Ces règles évolutives ne sont pas indépendantes des questions de goûts. Ces définitions, au-delà de ce qu’elles apportent de nouveau, se situent dans la perspective rousseauiste (le plaisir), en y ajoutant l’évocation de « l’âme ».

La musique pour le musicien

Mais le musicien peut-il se satisfaire de cette conception ? Il ne s’y retrouve pas complètement parce qu’il y manque, de son point de vue, l’essentiel. Dans les définitions évoquées, la musique est considérée comme un objet en soi dans sa globalité et envisagée uniquement en fonction d’un projet : on pourrait dire en simplifiant, il s’agit d’une « musique pour » alors que, essentiellement, la « musique est ». La qualité ou la vérité d’une musique ne se situerait que dans sa capacité à s’associer à une culture, un rituel, ou même une mode ?

La musique n’est pas un message que le compositeur veut transmettre à un auditeur qui est prié de le comprendre tel qu’il l’a conçu.

Envisager la musique de cette manière, c’est se situer dans une perspective « poïétique », c’est-à-dire en partant de la conception vers la réalisation sonore, ce que, seul dans cet ordre, a vécu le compositeur. Toutes les autres personnes, y compris l’interprète, vivent l’œuvre musicale du point de vue de la perception auditive. La musique n’est pas un message que le compositeur veut transmettre à un auditeur qui est prié de le comprendre tel qu’il l’a conçu. Si ce dernier n’a pas compris, devrait-il être considéré comme indigne de cette musique ?

Renversons la perspective

Je viens d’introduire dans notre approche de ce qu’est la musique un personnage essentiel : l’auditeur. Après tout, c’est bien lui qui est le destinataire de la musique, c’est en lui qu’elle résonne, c’est en lui qu’un sens possible se révèle. Voilà encore une nouvelle réalité de la musique qui apparaît : le rapport musique et sens. C’est peut-être autour de ces trois axes qu’une réflexion pertinente sur la musique est envisageable : le compositeur, l’auditeur, le sens ou plutôt : l’auditeur, le sens, le compositeur.

La musique est intéressante aussi et peut-être d’abord, quand elle est pensée à partir de son écoute.

Il ne s’agit plus d’envisager la musique comme un objet analysable objectivement mais comme une traversée dans les deux sens du mot : un parcours à partir d’un commencement jusqu’à une fin qui se révèlera difficile, voire impossible à préciser, et le fait de vivre le parcours lui-même qui est susceptible de faire vivre à l’auditeur une expérience d’altération. J’ai entendu le Père Gelineau dire : « La musique ne nous laisse jamais comme elle nous a pris ». Nous voici entraînés dans un renversement complet de la perspective. La musique est intéressante aussi et peut-être d’abord, quand elle est pensée à partir de son écoute et de la manière dont elle est perçue concrètement dans le temps de son écoulement.

La musique et le temps

C’est de l’essence même de la musique qu’il s’agit ici. La musique ne se vit que dans la durée, note après note, cernée entre un passé et un avenir et passant par un présent toujours fuyant. C’est ce qu’exprime Stravinski dans ses Chroniques de ma vie :

« La musique est le seul domaine où l’homme réalise le présent. Par l’imperfection de sa nature, l’homme est voué à subir l’écoulement du temps – de ses catégories de passé et d’avenir – sans jamais pouvoir rendre réelle donc stable, celle de présent. » (3)  On croirait entendre Saint Augustin au Livre XI des Confessions : « Ils s’efforcent de goûter l’éternel, mais c’est encore dans les réalités mouvantes du passé et du futur que papillonne leur cœur. »

Or la musique, c’est une évidence, est un art qui se développe dans le temps.

La partition elle-même n’est rien si elle n’intègre pas la dimension temporelle. Le chef d’orchestre Seiji Ozawa dit ceci à propose de la partition de l’opéra d’Alban Berg, « Wozzeck » : « A la première lecture, j’avais assez bien compris le « langage » de la musique. Mais à la seconde même où elle a commencé à se déployer dans le temps, j’ai été désorienté. Or la musique, c’est une évidence, est un art qui se développe dans le temps. » (4)

L’écoute, fondement de toute musique

C’est donc à partir de l’écoute qu’une réflexion sur la musique envisagée comme expérience de la durée est fructueuse. Cela n’élimine pas, évidemment, l’approche musicologique habituelle, fondée sur l’Histoire, la technique compositionnelle, l’environnement culturel et tout ce qui entoure les circonstances de la composition. Mais aborder la question de la musique à partir du « sujet percevant » selon le mot de Robert Muller la renouvelle radicalement :

« Il ne s’agit pas de relever les constituants objectifs d’une structure, forme intemporelle qu’on peut analyser séparément… Si cette étude est souhaitable et même indispensable aux yeux de beaucoup, elle ne constitue jamais qu’une étape préparatoire, et ne se confond pas avec l’écoute qui, elle, se déroule dans un temps unique et contient l’expérience esthétique proprement dite. Cette dernière requiert absolument la participation de l’auditeur. » (5)

Ne serait-il pas légitime de se demander si l’écoute de l’œuvre ne doit pas être première ?

Selon cet auteur, l’étude musicologique n’est qu’une étape préparatoire. Ne serait-il pas légitime de se demander si l’écoute de l’œuvre ne doit pas être première ? L’écoute musicale ne risquerait-elle pas de se vivre comme vérification d’un sens annoncé ? Robert Muller tempère son propos quelques pages plus loin :

« Parler d’affinité, c’est reconnaître que les sons, plus ou moins organisés, sont susceptibles d’évoquer pour l’auditeur des objets divers, mais surtout qu’ils ont le pouvoir d’éveiller en lui des mouvements variés de l’âme… Mais le trait essentiel de cette affinité c’est l’indétermination… Même dans les cas extrêmes, quand on lui impose des objets précis, l’auditeur reste libre d’entendre ce qui lui plaît. A partir du moment où elle est publique et exécutée, l’œuvre échappe à son auteur. » (6)

Un exemple

Les premières mesures de la sonate de Liszt en si mineur sont une belle illustration de l’expérience auditive première comme porte d’entrée dans une juste appréhension de la musique. Que perçoit-on ? Un appui insistant sur une note fermement affirmée, comme un pilier sur lequel semble se construire l’édifice sonore.

Mais cet appui se révèle fragile : il est à chaque occurrence détruit par de forts contrastes dynamiques ou un jeu de dissonances qui plongent l’auditeur dans le doute. Enfin (c’est peut-être l’élément le plus important de cette page) des silences soigneusement notés sur la partition ouvrent un espace d’écoute intérieure et d’hospitalité à ce qui va advenir. Les silences ponctuent le discours musical et laissent à l’auditeur sa part dans le déroulement temporel de l’œuvre.

Liszt écrit cette admirable page à un moment charnière de sa vie : envahi par un sentiment de vacuité devant une vie nourrie de vaines mondanités, il se tourne vers la composition musicale et une recherche spirituelle. C’est bien cette tension intérieure qui se donne à entendre ici, tension qui rejoint les nôtres, c’est bien pour cela que cette musique nous touche. Même sans rien connaître de la vie du compositeur, nous pouvons être atteints par cette musique, libres que nous sommes de l’entendre à partir de notre propre vie.

Musique et liberté 

L’expérience musicale comme exercice de la liberté, une liberté née d’une écoute attentive, accueillante, bienveillante qui donne à ce qui est entendu la capacité de se déployer et de fructifier dans l’esprit et le cœur de l’auditeur. Cela suppose de laisser toute sa place au silence, la composante peut-être la plus importante de la musique, ce silence qui n’est pas interruption du son mais prolongement, enfouissement, trace…

Ce qu’évoque à sa manière si personnelle Vladimir Jankélévitch :

« La musique est une espèce de silence et il faut du silence pour écouter la musique ; il faut du silence pour écouter le mélodieux silence : ce bruit mélodieux, ce bruit enchanté qu’on appelle musique, il faut l’environner de silence. » (7)

En quel sens la musique donne-t-elle à penser ?

Dans ce silence mystérieux que savent créer les grands musiciens, l’auditeur ne devient-il pas, à sa manière, créateur ? C’est dans la liberté de son corps vibrant et de son esprit étonné que la musique se prolonge et s’enrichit de ce qu’on oserait appeler le sens. Mais, la musique pense-t-elle ? Ou plutôt, en quel sens la musique donne-t-elle à penser ? Michel Serres a pu écrire :

« La musique avoisine le sens mais pour une part si fine et si menue qu’elle reste dans son antichambre… Mais quel sens ? Nous auditeurs, exécutants voire compositeurs, ne savons ni ne pouvons le deviner… La musique porte-t-elle tous les sens imaginables ? Oui, tout le possible du sens. Non tel verbe mais le Verbe. » (8)

La musique dans sa nature corporelle est la plus ancienne manifestation de l’expression humaine.

« L’homme ne vit pas seulement de pain », comme nous savons, le langage ne consiste pas seulement en phonèmes signifiants. Le corps en soi est une forme de langage par lequel l’homme s’exprime et dialogue avec les autres ; il en est ainsi depuis les origines de l’humanité. La musique dans sa nature corporelle est la plus ancienne manifestation de l’expression humaine.

François Cassingena évoque ainsi la musique :
« Nous touchons sans doute à l’essence même de la musique, laquelle n’est rien d’autre en son principe que le parler le plus naturel, le plus natif. » (9)

La nature de la musique est de naître du silence et d’y retourner après nous avoir habités, altérés peut-être, ouverts sans doute à notre propre mystère dans le respect de notre liberté.

La musique est une des formes d’expressions artistiques les plus incarnées dans notre chair mise en vibration, nos sensibilités sollicitées parfois avec violence, mais sa nature est de naître du silence et d’y retourner après nous avoir habités, altérés peut-être, ouverts sans doute à notre propre mystère dans le respect de notre liberté.

« Telle est la mesure sans mesure de la joie qui est celle de la musique. Autre mesure du réel, autre respiration du monde qui ne peut être donnée que par la musique et librement reçue dans son écoute même, ce qui ne va pas sans un consentement à se laisser mesurer par autre que soi. » (10)

Nous est-il permis d’entendre à notre manière ces mots de Karl Rahner sur le silence, au fond, cœur même de l’expérience musicale :

« Attendre que Tu m’ouvres la porte par l’intérieur, jusqu’au fond de moi-même, jusque dans le sanctuaire caché de ma vie. » 

Parce qu’elle est succession d’évènements toujours nouveaux et inattendus que nous ne choisissons pas, la musique est ouverture, exploration intérieure, découverte, émerveillement.

Finalement, de quoi avons-nous parlé en essayant de définir ce qu’est la musique ? S’il fallait oser une autre définition de cet art mystérieux, immatériel, éphémère, on pourrait dire que la musique est un paradoxe : par l’expérience des sons dans la durée, la musique est une porte située au plus intime de l’auditeur, porte que lui seul peut laisser s’ouvrir mais nécessairement et seulement par l’intervention d’un autre que lui.

Emmanuel Bellanger
6 septembre 2021

Notes
1 - F. GIANNATTASIO : Le concept de musique dans une perspective anthropologique, dans Musiques, sous la direction de J.J. NATTIEZ, éditions Actes Sud 2007, volume 5, p. 399.
2 - Idem, même page.
3 - STRAVINSKI, Chroniques de ma vie, 1935, rééd. Denoël 1971, p. 63.
4 - Haruki MURAKANI et Seiji OZAWA, De la musique, Ed. 10/18 2011, p. 130.
5 - Robert MULLER, La puissance de la musique, Librairie philosophique J. Vrin 2021, p. 92.
6 - Ibidem p. 101.
7 - Vladimir JANKEKEVITCH, La musique et l’ineffable, Ed. du Seuil 1983, p. 172.
8 - Michel SERRES, Musique, Ed. Le Pommier 2011, p. 131.
9 - François CASSINGENA, La liturgie art et métier, Ed. Ad Solem 2007, p. 114.
10 - Philippe CHARRU, Quand le lointain se fait proche. Ed. du Seuil 2011, p. 296.
11 - Karl RAHNER, Appel au Dieu du silence, 10 méditations, Trad. P. Kirchhoffer. Ed. Salvator Mulhouse. Cité dans le blog de Martine PETRINI-POLI : Ecrits mystiques, site internet Narthex.fr

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