Christian Boltanski: « Faire son temps »
Publié le : 3 Février 2020
Partout, des visages. D’innombrables visages photographiés en noir et blanc, légèrement flous. Pâles, si pâles: morts, revenants, disparus ? Entre apparition et disparition, ils sont déclinés en séries de mille façons : alignés sur des étagères, encadrés sous verre ou enchâssés dans des boîtes métalliques oxydées. Surmontés de lampes qui les braquent ou scrutent leurs profondeurs, assemblés en pyramides ou en chandeliers, accrochés sur des portants ou agrandis sur de grands voiles entre lesquels on circule...
Leurs regards sont figés, les yeux enfoncés dans des visages graves ou souriants, adultes ou enfants. Il y a des scènes de vies de familles aussi. Et puis des vêtements suspendus, entassés ou revêtant des silhouettes, ou encore photographiés. Quel rapt ont subi ces modernes icônes pour être ainsi dépouillées de leurs effets personnels? D’elles ne subsistent que de menus objets, parfois un manteau noir et ces halos blafards auréolant leurs images. Nous laissant groggy, comme au retour d’obsèques. Leur souvenir demeure aussi - mais pour combien de temps ?
C’est à un voyage au pays des ombres que nous invite Christian Boltanski. Il faut, pour cela, quitter la frénésie anesthésiante du quotidien pour entrer dans une errance à la Modiano, endosser les habits d’Orphée cherchant Eurydice et se laisser happer par les brumes de la mémoire. S’abandonner au clair-obscur de l’oubli comme Stendhal en son temps : « Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que l'ombre ».
Né en 1944 d’un père juif originaire d’Ukraine et d’une mère corse catholique, Boltanski invente des légendes en brouillant les pistes. C’est un griot, pétri de doute et de paradoxes, un montreur d’ombres un peu magicien qui conte en formes et en images ce que d’autres disent en mots. Nul discours, aucun cartel ici : quasi-autiste enfant, il se méfie du langage et des étiquettes. Fait fi des preuves, toutes illusoires ou fabriquées. Dans la mythologie personnelle qu’il réinvente constamment, la réalité objective importe moins que les vérités à faire ressentir, comme la photo ne prouve rien sinon la saisie d’instants fugaces. Le bricolage apparent de ses oeuvres, faites de matériaux pauvres, signe l’illusion - toutes traces aussi dérisoires que périssables : « Mon activité est un ratage annoncé puisqu’on ne peut pas lutter contre l’oubli », déclare-t-il d’ailleurs.
Le parcours tient plutôt du pèlerinage - hommage aux martyrs de la Shoah et aux morts que chacun porte en soi. Il se déroule comme on feuillette un album de famille et chemine de couloirs enténébrés en pièces sombres, faiblement éclairés d’ampoules nues. L’artiste y dévoile ses célèbres et non moins bouleversantes installations dressées en forme d’autels, de mémoriaux ou de retables; ces vêtements qui sont autant de dépouilles ou de suaires; ces boîtes en fer rouillé - modestes boîtes à biscuits, boîtes d’archives ou à secrets, urnes funéraires ou reliquaires. Le tout éclairé de lueurs aussi indécises que celles des bougies, parfois agrémenté de sons. Rien de morbide ni de lassant, pourtant, dans ces fragiles monuments aux morts : Boltanski a l’art « d’accommoder les restes » dit-il non sans humour pour, chaque fois, raviver l’émotion émanant de ces « autres vies que la (s)ienne » qu’il met en scène et fait résonner en chacun.
Quelques jalons scandent pourtant cette promenade un peu hagarde : un Départ et une Arrivée signalés en ampoules rouges et bleues; une ampoule dénudée clignotant au rythme sonore d’un Coeur battant; un paysage enneigé qui défile à la lisière, filmé depuis la fenêtre d’un train - allusion aux convois des camps de la mort comme au mouvement inexorable de la vie; à mi-parcours, les Regards et la Réserve : Les Suisses morts, installés dans la seule pièce non aveugle ouvrant sur Paris et le Marais. Emotion, à nouveau, face à ces tours dérisoires de boîtes empilées qui renvoient visuellement aux bâtiments parisiens alentours: que reste-t-il de nos vies singulières après la mort, sinon ces pauvres reliques vite perdues dans l’anonymat de la multitude? Mais des cris rauques nous appellent plus loin: dans la salle d’à côté se déploie Misterios, gigantesque triptyque sonore où de massives trompes métalliques interrogent les baleines, détentrices du secret de l’origine du monde selon une légende indienne. Leurs chants lancés vers l’horizon résonnent inlassablement dans le vide… La récompense ne vient qu’à l’issue de cette poignante odyssée sous forme de deux installations vidéos : douces clochettes plantées dans des coins reculés du Chili et du Québec, les Animitas ou « petites âmes » tintinnabulent pour elles seules au gré de la brise. Un ciel bleu d’enluminures et l’odeur du foin coupé pour les Animitas Chili, et une neige ouatée pour les Animitas blancs achèvent le voyage sur une note claire et apaisée. Comme des points d’eau dans le désert. Comme un parfum de paradis, une promesse de salut ?
De même que fiction et réel se confondent lorsqu’on sort des salles obscures, c’est un peu déboussolé qu’on émerge de la pénombre. Comme d’un rêve aux contours flous façon photos de Boltanski. Cette immersion totale dans la création poétique de l’artiste, aux obsessions lancinantes comme la lamentation juive, laisse ses spectateurs dans un trouble indicible: de qui nous parle-t-on ici ? On songe alors à ce récit de la Genèse évoquant la généalogie d’Abraham, aussi nombreuse que la poussière des chemins et les étoiles du Ciel. Lorsqu’une étoile s’éteint - une ampoule meurt chaque jour dans l’écheveau de la pièce Crépuscule - une autre s’allume quelque part. « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse » écrivait Rimbaud. Avec Boltanski, le visage a laissé place au paysage, la fable à la mélodie, la main de l’artiste à la beauté de la Création. D’un bord à l’autre du monde, de lourds porte-voix sondent le vide quand de menues clochettes dansent gaiement sans raison.
Odile de Loisy
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1) Cité en exergue de Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Nrf, Gallimard, 2014.
2) Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, POL, 2009.
3) Arthur Rimbaud, Illuminations, extrait du feuillet 12, 1886 pour la première édition.
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