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Narthex - Art Sacré, patrimoine, création.

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Peut-on parler de perspective en musique ?

Publié le : 30 Novembre 2020
La perspective concerne, en effet, essentiellement la vision et la manière dont on se situe dans l’espace. La musique, par nature abstraite, n’a apparemment rien à voir avec la perspective. Pourtant un parcours à travers la musique de la Renaissance nous montre que les choses ne sont pas aussi tranchées qu’elles n’en ont l’air.

Lorenzo Costa (1460-1535), Un concerto (National Gallery, London) © Wikimedia Commons

La polyphonie médiévale s’appuie sur une conception de la musique bien éloignée de la nôtre : l’humain comme nous l’entendons aujourd’hui n’y a pas vraiment sa place. La musique est une manifestation sonore de l’harmonie du monde : comme telle, elle se veut chemin de contemplation de la beauté divine.

Une conception « théocentrique »de la musique : plus elle est complexe, plus elle est révélatrice du Mystère

Les débuts de la Renaissance en musique sont encore héritiers de cette manière de penser la musique. On dit que c’est une conception « théocentrique ». Plus elle est complexe, plus elle est révélatrice du Mystère. Voici un exemple célèbre de cette complexité typique de la nature spéculative de la musique. Il s’agit du fameux canon à 36 voix de Jean Ockeghem (vers 1410-1497) : toutes les voix chantent successivement la même musique. La splendeur de cette page vient de l’équilibre miraculeux entre la complexité de la conception et la transparence du résultat sonore. Mais on ne peut parler en aucun cas d’effet de perspective dans ce cas.

Un nouveau chemin s'ouvre avec Josquin des Prés : sa musique épouse le sens du texte

Mais, au tournant des 15ème et 16ème siècles, les musiciens s’engagent sur une nouvelle route qui les place devant la question du rapport entre le texte et la musique : à quoi bon, en effet, déployer la musique sur des mots si elle ne leur apporte pas un surcroît de sens ou de sentiment ? Josquin des Prés (vers 1440-1521) ouvre ce nouveau chemin. Héritier de l’écriture polyphonique traditionnelle dans laquelle toutes les parties ont la même importance, sa musique épouse le sens du texte et nous en fait partager les sentiments. Voici comme exemple sa célèbre « Déploration sur la mort d’Ockeghem ».

L’écriture en imitation renouvelle la nouvelle manière de concevoir l’art polyphonique

Ainsi se développe une nouvelle manière de concevoir l’art polyphonique : une rigueur technique associée à une recherche expressive comme ici dans le premier verset d’un Magnificat de Nicolas Gombert (vers 1495-vers 1560). Chacune des quatre parties a la même importance, reprend les mêmes thèmes à tour de rôle (cela s’appelle l’écriture en imitation) mais respecte les accentuations et recherche l’expression.

Claudio Monteverdi (1567-1643) est l’héritier de cette technique de composition comme dans le Kyrie de sa Missa a quatro voci :

La musique essentiellement tournée vers les affects, n’est plus théocentrique mais bien anthropocentrique.

C’est dans la cinquième livre de ses madrigaux que Monteverdi opère une révolution dans la conception même de la musique : on peut dire qu’il conduit sa nature expressive à son achèvement. C’est ici que la notion de perspective peut trouver sa pertinence. La technique polyphonique de la musique a disparu : les partitions le montrent de manière évidente même quand on ne lit pas la musique. Les parties intermédiaires se sont volatilisées : il ne reste qu’une voix désormais soliste et un accompagnement instrumental discret qui laisse au chant toute la liberté de se déployer et d’exprimer les sentiments du texte, du  compositeur et du chanteur : on peut dire que la musique est essentiellement tournée vers les affects, elle n’est plus théocentrique mais bien anthropocentrique. Le chanteur est devant, les instruments derrière. Il s’agit désormais d’une musique à mesure d’homme comme dans ce passage des Vêpres de la Vierge de 1610 sur un extrait du Cantique des Cantiques :

Je suis noire mais je suis belle, filles de Jérusalem. Aussi le roi m’a- t-il aimée et conduite dans ses appartements.

C’est désormais le règne de l’harmonie et non plus du contrepoint : la partie supérieure est l’essentiel de la musique, l’accompagnement n’est qu’un soutien qui renforce l’expression du texte et du chant. On peut parler ici de relief sonore, une voix se détache de l’ensemble dans une perspective musicale nouvelle. Le chemin est ouvert devant l’opéra et la cantate du siècle baroque qui s’annonce.

Emmanuel Bellanger

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Emmanuel Bellanger

Après des études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris et à l’Institut Grégorien, Emmanuel Bellanger a mené une carrière d’organiste comme titulaire de l’orgue de Saint Honoré d’Eylau à Paris, et d’enseignant à l’Institut Catholique de Paris : Institut de Musique Liturgique et Institut des Arts Sacrés (aujourd’hui ISTA) dont il fut successivement élu directeur. Ancien responsable du département de musique au SNPLS de la Conférence des évêques de France, il est actuellement directeur du comité de rédaction de Narthex. Il s’est toujours intéressé à la musique comme un lieu d’expérience sensible que chaque personne, qu’elle se considère comme musicienne ou non, est appelée à vivre.

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