« Caravage » de Michele Placido - l’artiste prophète
Publié le : 25 Janvier 2023
Après Michel-Ange, c’est au tour du Caravage d’avoir sa biographie au cinéma. Contrairement au film militant d'Andreï Konchalovsky, Michele Placido opte ici pour la pédagogie et le didactisme, quitte à enfermer son film dans une certaine raideur de construction scénaristique. Nous sommes en Italie, en 1609. Accusé de meurtre, Le Caravage a fui Rome et s’est réfugié à Naples. Soutenu par la puissante famille Colonna, il tente d’obtenir la grâce de l’Église pour revenir à Rome. Le Pape décide alors de faire mener par un inquisiteur, l’Ombre, une enquête sur le peintre dont l’art est jugé subversif et contraire à la morale de l’Église.
de g. à dr. : Louis Garrel et RICCARDO SCAMARCIO © Lisa Carcavale
Académisme excessif et structure pédagogique ostentatoire
Restant fidèle à la matière historique connue sur le peintre, le réalisateur a eu l’idée de rajouter un personnage fictif, cet inquisiteur joué par Louis Garrel, qui justifie la construction du film sous la forme d’une enquête entrecoupée de flash-backs. Ce parti pris scénaristique donne à la réalisation un aspect démonstratif ostentatoire qui nuit au rythme du film et l’enferme dans une structure trop rigide, le privant du souffle que l’on aurait aimé trouver dans une telle biographie. Est-ce dû à ce choix de la démonstration ? Les acteurs, surtout français, ont bien du mal à sortir leur épingle du jeu, figés dans des postures théâtrales qui les rendent peu crédibles voire risibles. Autre choix de mise en scène contestable, la musique signée The Planetoids qui, avec des sons de synthétiseurs maladroits et faussement modernes, fait perdre aux images leur force épique.
Des « images-tableaux »
Il serait cependant injuste et dommage de s’arrêter aux faiblesses de ce Caravage qui se révèle à bien d’autres égards un film d’une étonnante acuité spirituelle et d’une grande beauté picturale. Au-delà des difficultés évoquées, le film parvient à rendre la « révolution » du Caravage, particulièrement le changement profond qu’il opère dans la manière de représenter le sacré, en peignant la vie. Placido travaille son image en artisan du cinéma. Au travers de magnifiques plongées et contre-plongées ou de floutages travaillés, il nous immerge au coeur des destinées tourmentées de l’artiste. La photographie, signée Michele d’Attanasio, au plus profond du grain de l’image, rend un magnifique hommage à la peinture du Caravage et à l’art en général. L’intention du film, le vrai coeur de son propos, est de nous faire accéder à la peinture par le cinéma. Glissement étonnant d’un art à l’autre lorsque, par exemple, dans une prison des bas-fonds de la ville, les personnages apparaissent dans des clairs-obscurs tels des modèles ayant pris la pose pour un tableau. « Les détails font la perfection » expliquent le Caravage à ses admirateurs. Ce n’est ni plus ni moins le projet de Placido dans son traitement de l’image : il parvient au sublime de « l’image-tableau » où s’abolissent les frontières entre les deux arts.
Représenter la pauvreté et la chair comme lieux de révélation du divin
Au-delà de son aspect purement artistique, la « révolution » Caravage s’effectue également sur un plan théologique que le film aborde avec finesse. Caravage l’homme gracieux et pervers à la fois, tourmenté, impulsif, à l’image de l’océan qui ouvre puis conclut le film, comprend et aime l’Église des pauvres. Lui qui sait que la grâce ne peut couler que là où il y a des plaies, il entend peindre le réel, la douleur, ce monde des pauvres où, comme il le dit lui-même, « tout est Évangile ». Loin des apparats et des palais ecclésiaux, le film dresse le portrait d’un homme dans toute sa pauvreté (y compris jusque dans son orgueil), où le Très Bas rejoint le Très-Haut.
Sa peinture est le lieu même de l’expression de l’humanité, même défigurée, où la Vie et les corps sont sacrés. Le salut passe par le corps et la chair. « Cet artiste terriblement gênant trouve dans la rue ses compagnons de route pour en faire, longtemps avant Pasolini, des modèles pour ses tableaux, transfigurés en saints et madones, en icônes immortelles », explique lui-même le réalisateur. Voilà en quoi ce film nous dit combien Caravage opère une « révolution » : dans sa peinture certes mais aussi, ultime dimension, dans sa vision moderne et pure du christianisme ; une vision ancrée dans l’Évangile, l’attachement au réel et l’humanité, à l’image de Marie-Madeleine lavant les pieds du Christ, loin des hypocrisies, des compromissions des clercs et du pouvoir institutionnel. Caravage aimait l’Église des gens de la rue, les prostitués, les prisonniers, tous les petits. Placido veut montrer qu’il avait compris et même vécu cette force évangélique de l’amour, en avance sur son temps. Son génie, à la fois divin et transgressif, suscite fascination-répulsion chez ses contemporains. Génie trop insupportable à soutenir pour l’époque et dont l’Église elle-même ne parvient pas à reconnaître officiellement l’expression d’une révélation divine. En ce sens, Michele Placido fait de son Caravage un personnage moderne, iconique même, tout en traitant une belle figure de prophète au cinéma.