Aller au contenu. | Aller à la navigation

Narthex - Art Sacré, patrimoine, création.

Bonjour, notre site va bénéficier d’une refonte dans les prochains mois. L’activité de Narthex est actuellement réduite. Nous vous remercions de votre compréhension.

Voir Dieu. Les Sept œuvres de miséricorde par Le Caravage [2/2]

Publié le : 9 Mai 2020
Voici le deuxième épisode du décryptage de cette oeuvre énigmatique magistrale du Caravage. Nous sommes dehors, environnés de ténèbres, des lames de lumières zèbrent cette nuit peuplée, où le ciel et la terre se rencontrent. Dieu s’est incarné. Ses anges sont figurés par des hommes ailés et l’enfant divin semble se réfugier dans les bras de Marie sa toute jeune mère. Sur terre la vie côtoie la mort. Qui sont ces personnages entassés dans cette ruelle, et que font-ils là, saisis dans leur élan ?

Voir Dieu - Les sept œuvres de miséricorde par Le Caravage (1606-1607)

Cliquez ici pour lire la première partie de cet article...

La Charité filiale

La Vierge Marie est tournée vers cette jeune femme inquiète qui donne le sein à un vieillard emprisonné. Ainsi se forme, avec le reste de la composition, une sorte de grande flèche très lumineuse (Fig. 15, dessin : des n°1 vers 2 et 4). Elle ne regarde pas l’homme qu’elle allaite, mais un danger potentiel venu de sa droite. Son sein lumineux est gonflé de lait (Fig. 7 a).

Fig.7 a  La Charité romaine                                                  b Fresque de Pompéi

Le Caravage cite ici la Charité romaine, un motif artistique et littéraire qui illustre la vertu de piété filiale. L’historien Valère Maxime, vers 32 de notre ère, rapporte trois exemples, apparemment contre-nature, d’allaitement de parents par leur fille dans ses Faits et dits mémorables, V, 4. Les livres d’exemples destinés aux prédicateurs, comme ceux de Jacques de Vitry (1240) et de Vincent de Beauvais (1264), puis Jean de Gobi (1350), Boccace ou encore Christine de Pisan, raconteront ces exemples de charité. Grâce à l’imprimerie, l’ouvrage de Valère Maxime a été largement diffusé en Europe depuis la fin du XVe siècle. Les artistes, de leur côté y puiseront un sujet d’inspiration jusqu’à notre siècle.

Le Caravage reprend et christianise ce thème antique (Fig. 7 b). La Vierge, depuis le ciel, regarde la jeune Péro qui, allaitant son vieux père Micon, opère trois des œuvres de miséricorde : nourrir, abreuver les affamés, les assoiffés et visiter les prisonniers. Cet amour filial, transforme le père de la jeune femme en son fils (tous ceux qui ont la charge de leurs vieux parents pourront comprendre que cela peut arriver de devenir l’enfant de ses enfants, sans parvenir aux extrémités de cette allégorie ! ) La Vierge, qui a donné sa chair pour mettre au monde et nourrir Jésus, nous est offerte comme Mère au pied de la croix. Les images de l’allégorie de la Charité la montrent allaitant plusieurs enfants, parfois de couleur de peau différente. Sous le pinceau du Caravage, Marie, Péro et l’allégorie de la Charité sont liées, nous disant un amour qui va bien au-delà des liens du sang.

Marie Mère de Miséricorde

Le Caravage peint l’enfant Jésus se tenant à sa Mère, un bras posé sur sa poitrine, et se détournant d’elle en un geste qui évoque nombre d’images de scène d’allaitement par Marie, Maria lactans (Lc 11, 28), comme on peut en voir dès l’art des catacombes (Fig. 8). Elle est la Mère de Dieu, dont le lait nourricier est aussi une nourriture spirituelle pour le croyant.

Fig. 8 Vierge allaitant Jésus, catacombes de Priscille, Rome, IIe-IVe siècles.

La dévotion à la Vierge Maria Lactans se développera, surtout à partir du XIIIe siècle, avec la floraison du culte marial. Nombre d’églises médiévales conservaient une ampoule contenant du « lait de la Vierge ». Et jusqu’au Concile de Trente de nombreuses œuvres traitent de ce thème de la Vierge allaitant (en grec Galactotrophousa pour les icônes), comme la mosaïque de la façade de Sainte-Marie in Trastevere  (XIIe siècle) que sainte Thérèse de l’Enfant Jésus appelait un « festin d’amour ».

Le Caravage peint la Vierge à l’Enfant, accompagnée de deux anges, dans un grand déploiement de voiles blancs et bleus, qui évoquent le manteau de Marie Notre Dame de Miséricorde (Fig. 9 et Fig. 15 dessin n°1). Une autre image de dévotion apparaît, Marie Médiatrice qui abrite sous son manteau les hommes de différents statuts, ou encore des ordres religieux, figure de l’Eglise, elle protège et rassemble ses fils, une multitude de frères.

Fig. 9 Pietro di Domenico da Montepulciano, La Vierge de miséricorde, Avignon, XVe.

Deux thèmes, la Vierge allaitant et la Vierge au manteau, largement diffusés à la fin du Moyen Age, autour de celui du Jugement dernier, en particulier me semblent sous-jacents à cette vision de l’Empyrée. Un siècle et demi après sa création, Antonio Corona (1743) nommera cette œuvre du Caravage, Notre-Dame de la miséricorde, du nom de l’église pour laquelle elle fut créée. Même si le Concile de Trente a rendu ces images obsolètes, la dévotion qui les a fait naître ne s’est pas éteinte et cette œuvre nous en porte la mémoire, l’ensemble de son tableau prend alors corps et sens.

Le flambeau de la Foi

Fig. 10

Au milieu du tableau, de droite à gauche, les personnages en action forment comme une frise. Aux côtés de la Charité romaine, se tiennent un porteur de flambeaux et un homme barbu dont la bouche est ouverte (sans doute chante-t-il un cantique pour accompagner le mort, dont on voit les pieds, en sa dernière demeure). Il est vêtu comme un clerc (barrette, tunique blanche) et tient un double flambeau en retenant un pan de tissu blanc, sans doute un suaire (Fig. 10 et  Fig. 15 dessin n°3). Devant lui, un homme, dont le profil est curieusement rendu comme acéphale par l’obscurité qui lui mange le visage, recule en tenant un cadavre par les pieds pour le sortir dans cette rue. Il est doublement éclairé, par la lumière conventionnelle qui vient du haut et de la gauche, et par la lumière mordorée du cierge qui longe ses deux bras tendus. Les deux hommes qui accompagnent ici le mort figurent la septième œuvre : « ensevelir les morts ». Les pieds nus du cadavre, qui dépassent, évoquent ceux de la Vierge Marie morte, dans un autre fameux tableau du Caravage La Mort de la Vierge, (conservé au Louvre), nous avons vu qu’il n’est pas rare que Le Caravage s’auto-cite.

Dans les derniers instants, un cierge était allumé près du mourant en son agonie. Puis le corps était transporté en procession jusqu’à l’église, et jusqu’à la terre bénite du cimetière, avec des flambeaux. Il nous est encore habituel d'accompagner la prière, d'un cierge allumé qui se consume au-delà du temps de l'oraison. La lumière du cierge chasse l'obscurité comme le Christ, Lumière du monde, a vaincu les ténèbres de la mort. Si ce double cierge éclaire, ici, quelque chose c’est bien la nuit du monde.

Vêtir ceux qui sont nus, la charité de saint Martin

Fig. 11

Au sol, baigné d’une grande plage de lumière, un homme tire sur la partie du manteau que lui partage saint Martin (représenté sans auréole comme les habitants de l’Empyrée). Un modèle antique a sans doute été à l’origine de ce beau « morceau » d’anatomie (Fig. 11). Il a pu être repris d’une statue, comme celle du Galate blessé (Ier siècle avant J.-C.), copie romaine en marbre d’un bronze de Pergame, actuellement conservé au Musée archéologique national de Naples. Derrière l’épée du saint, un pauvre homme supplie dans l’ombre, à ses pieds gît une canne en forme de tau.

La place de Samson

Fig. 12  Guido Reni, Triomphe de Samson, 1611-1612, Bologne Pinacothèque.

Et il eut une fort grande soif, (Samson) cria à l’Eternel en disant : « Tu as mis en la main de ton serviteur cette grande délivrance (…) et maintenant mourrai-je de soif ? » Alors Dieu fendit une des grosses dents de cette mâchoire d’âne, et il en sortit de l’eau ; et quand [Samson] eut bu, l’esprit lui revint, et il reprit ses forces. (Jg 17, 19, traduction de David Martin, 1744). (Fig. 12)

Samson qui s’abreuve à une mâchoire d’âne (Fig. 15 n° 6), est-il la figure de l’œuvre « donner à boire aux assoiffés » ? Les analyses aux rayons X montrent un repentir : le Caravage avait placé la figure de Samson au centre de sa toile. La tradition a fait de Samson une lecture allégorique. Selon Martine Dulaey (Antiquité tardive n° 19, 2011), pour les Pères de l’Eglise (et dans le reflet de leur enseignement au sein de l’art des catacombes, comme celles de la Via Latina à Rome) Samson, consacré à Dieu dès le sein de sa mère, est une figure du Christ et, à sa suite, celle du chrétien. En outre, cette mâchoire d’âne où s’abreuve Samson, est une image du jaillissement de l’eau du côté du Christ en croix. Une autre allégorie, qui est celle de la prédication, s’attache à l’image de la mâchoire quand saint Grégoire le Grand appelle les prédicateurs des « mâchoires de l’Eglise » (Moralia in Job, 13, 12-15).

Fig. 13

Le Caravage connaissait-il la gravure de la Prédication de frère Marc (Fig. 4), cette leçon sur la Miséricorde du Christ, adressée à l’Eglise et à tous les hommes de bonne volonté ? Le groupe se serrant autour de l’aubergiste, relie les Ecritures (Samson), à l’hagiographie (saint Martin), et à l’actualité des pèlerins que nous sommes sur cette terre (Fig. 13 et Fig. 15 dessin n° 5 et 6). « Des pauvres vous en aurez toujours avec vous » (Jn 12, 8).

Conclusion : à l’ombre de Dieu

Fig. 14. Détail des ailes d’un ange : « Tu trouves sous son aile un refuge », Ps 91(90).

Le Caravage adapte l’Evangile selon saint Matthieu en semant sur nos routes des graines de lectures historiques et bibliques, qui font sans doute référence à la prédication de son temps. (Il serait intéressant de pouvoir citer des sermons qui authentifieraient cette hypothèse). Peintre violent en une période de violences (il n’est pas le seul peintre meurtrier), mais aussi génie unique, fervent, et lettré il a joui toute sa vie de l’admiration de ses contemporains. Des membres des grands ordres de l’Eglise lui ont commandé et ont collectionné ses œuvres. Après sa mort, lors d’une séance plénière en 1613, les députés conseillers du Pio Monte della Misericordia  décrétèrent que « la toile du Caravage ne devait jamais être ôtée de l’autel de l’église ». Nous aussi nous sommes touchés par la justesse, humaine autant que théologique, des leçons qu’il a su tirer des Ecritures, de la tradition, de l’allégorie, du théâtre et de sa propre vie.

Sylvie Bethmont
enseignante à l’Ecole cathédrale, Collège des Bernardins, Paris

Fig. 15 L’Empyrée (1), La Charité romaine (2), Enterrer les morts (3), Saint Martin (4), L’aubergiste et les pèlerins (5), Samson (6). Dessin Sylvie Bethmont-Gallerand 2020 ©  D.R. Narthex.fr

Cliquez ici pour lire la première partie de cet article...

Pour aller plus loin :

Dans le blog de Martine PETRINI-POLI sur Narthex.fr : « du Cantique des Cantiques à la Nuit obscure de Jean de la Croix »

La bibliographie sur  Le Caravage est immense, l’article suivant, en anglais, en donne un bel aperçu récent et complet : Ralf van BUREN, « Caravagio’s Seven Works of Mercy in Naples. The relevance of art history to cultural journalism », Church, Communication and Culture, Vol. 2, 2017, p.63-87.

Pour goûter une certaine intimité avec Le Caravage : Yannick HAENEL, La solitude Caravage, Fayard, 2019.

Cliquez ici pour lire sur Narthex la recension de l'ouvrage de Yannick Haenel, La solitude Caravage.

Didier LETT et Marie-France MOREL, Une histoire de l’allaitement, éd. de la Martinière,  2006.

VALERE MAXIME, Faits et dits mémorables [Factorum dictorumque memorabilium libri IX,  éd. R. Combès (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2003, 2 t.

Matthieu VILLEMOT, Regarder l’homme transpercé, quelques grandes pauvretés humaines, Parole et Silence, cahier 119, 2016.

Ajouter un commentaire

Vous pouvez ajouter un commentaire en complétant le formulaire ci-dessous. Le format doit être plain text. Les commentaires sont modérés.

Question: 10 - 5 ?
Your answer:
Recherchez sur le site
Inscrivez-vous à la newsletter