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Entre « la pesanteur et la grâce »… pour une lecture de l’œuvre de Dhewadi Hadjab à la lumière de Saint-Eustache

Publié le : 22 Octobre 2021
Poursuivant sa collaboration avec Saint- Eustache et les Beaux-Arts de Paris Rubis Mécénat apporte son soutien à un jeune artiste de l’École à travers une aide à la production et une exposition. En 2021, le peintre Dhewadi Hadjab a été sélectionné pour réaliser un diptyque monumental exposé à l’église Saint-Eustache jusqu'au 12 décembre, dont le commissariat a été assuré par Gaël Charbau. Pour l’artiste, né en Algérie, cette œuvre n’est pas a priori « religieuse ». Pourtant, le cadre de Saint-Eustache, où la présence d’un prie-Dieu utilisé comme point d’appui par le personnage représenté amène peu à peu celui qui la regarde vers une réflexion qui en dépasse la vision première. Françoise Paviot apporte ici son éclairage et ses observations, qui interrogent la photographie et invitent à plusieurs niveaux de lecture de ce diptyque surprenant.
Installation à Saint-Eustache © Dhewadi Hadjab, Beaux-Arts de Paris, courtesy Rubis Mécénat, église Saint-Eustache, 2021. Photo Romain Darnaud

Objet du mobilier liturgique, le prie-Dieu est apparu dans l’église vers le XVIème siècle. Signe de foi et de prière, il a pu aussi avoir le statut d’un privilège social avec l’ajout du nom de son propriétaire, ou bien l’apport de paillages, de capitons ou de coussins qui lui donnent encore l’occasion d’être proposé dans des ventes aux enchères publiques. Avec ces deux grandes peintures, conçues pour l'église Saint-Eustache (1), Dhewadi redonne une présence visible à cet élément de plus en plus absent de nos églises, et, pour ainsi dire, en voie de disparition. On prie Dieu debout, parfois agenouillé à même le sol comme au Moyen Âge mais, il va sans dire,  toujours dans un geste de respect, voire de soumission qui donne sa valeur à l’acte.

Sandro Botticelli, Lamentation sur le corps du Christ mort © Wikimedia commons

Il y a par contre dans ces deux œuvres l’irruption d’une gestualité étonnante qui pose question. L’attitude du personnage apparait d’emblée parfaitement anachronique, car le corps, oubliant le rituel ordinaire, développe ses propres attitudes. Pourtant en saisissant ces postures qui nous interrogent, Dhewadi renoue avec la longue tradition des descentes de croix qu’il a beaucoup étudiées : pensons à celles de Giovanni Bellini ou bien de Sandro Botticelli qui fixèrent dans l’instant l’abandon d’un corps isolé dans l’espace et soutenu par sa mère et ses proches. Si ici le déséquilibre du personnage provoque bien un non-sens, il évoque aussi une chute qui n’aura pas lieu : avec élégance, le corps est parfaitement maitrisé et maintient un équilibre souple et gracieux.

Rogier van der Weyden, LAMENTATION SUR LE CORPS DU CHRIST MORT © WIKIMEDIA COMMONS

Et c’est bien là le paradoxe qu’expriment ces deux grandes toiles, une tension entre la chute et le maintien dans l’espace, entre les manquements à la lumière et la grâce de l’élévation. Le prie-Dieu, métaphore des points d’appui de la danse, offre au corps la possibilité de s’élever vers un autre langage, celui de l’âme et, à sa façon, Dhewadi redonne du sens à cet objet symbolique de la prière. Toute œuvre est un questionnement qui invite au dialogue celui qui la regarde. Face à ces deux peintures silencieuses, il est donc permis de sentir comme une invitation à transcender le sensible et la fragilité de l’incertitude. Elles nous révèlent alors que c’est de notre capacité à rompre avec le monde du sens et à maitriser notre pesanteur que peut naître la grâce.

Dhewadi, diptyque exposé à Saint-Eustache © Dhewadi Hadjab, Beaux-Arts de Paris, courtesy Rubis Mécénat, église Saint-Eustache, 2021. Photo Romain Darnaud

Quand on regarde les deux toiles de Dhewadi, on ne peut s’empêcher d’être troublé par leur « rendu » photographique qui les rapproche de ce qu’on appelle l’hyperréalisme. Et, effectivement, Dhewadi a commencé par faire des prises de vue avant de peindre les deux toiles exposées. Des séances de shooting, comme on dit dans le jargon professionnel, un terme qui n’est pas sans nous éclairer sur ce qu’on appelle également des « prises » de vue. Ces images, ensuite projetées, vont lui servir de point d’appui pour matérialiser en peinture celles qui seront  les siennes.

Eugène Atget, Place de la Bastille- Observation d'une éclipse. 1912 © D.R.

Partons quelques instants deux siècles en arrière. Peinture, dessin et photographie ont très rapidement, dès la révélation du procédé, entamé des relations parfois bonnes mais souvent  mauvaises. Paul Delaroche affirmait que maintenant « la peinture était morte », des artistes  reprochaient aux photographes de leur prendre leur clientèle, les qualifiant à l’occasion de peintres ratés. Et pourtant, ironiquement, une des premières applications de la photographie  fut de constituer des albums de reproductions de tableaux pour en favoriser la diffusion. Quant aux peintres, ils l’utilisèrent sans attendre pour éviter d’avoir recours à des modèles vivants ou à se déplacer. Ainsi la vérité de la photographie venait en aide à la vérité de la peinture. Certains photographes, dont Eugène Atget est le plus représentatif, se spécialisèrent alors dans la production de  ces « documents pour artistes » qui depuis sont devenus des œuvres à part entière.

Le Caravage, Le Crucifiement de Saint-Pierre, 1600, huile sur toile, Santa Maria del Popolo, Rome © WIKIMEDIA COMMONS

Mais revenons à Dhewadi. Il nous explique que pour payer ses études aux Beaux-Arts, à Alger d’abord puis ensuite à Paris, il a effectué des copies de tableaux orientalistes pour des particuliers qui lui passaient commande. Au fil de sa pratique et de ses recherches, un peintre a pris place dans son imaginaire : Le Caravage, avec une œuvre qui le fascine particulièrement : Le Crucifiement de Saint Pierre, exposé à Rome dans l’Eglise Santa Maria del Popolo. La pose est là, dans la douleur, le drame, mais aussi la grandeur de l’Apôtre, qui malgré cette attitude contrainte et  renversée s’élève au-dessus de ses bourreaux. Que ce soit les toiles aimées ou les photographies, Dhewadi s’en nourrit comme des points d’appui pour construire son propre univers, comme un prie-Dieu pourrait soutenir un corps qui cherche à se recueillir, comme la matière d’un clair-obscur construit une profondeur au-delà de la représentation.

Denis Darzacq, Hyper, 2008, Digital C-Print, 130x100 cm, Edition de 8 © Denis Darzacq et Galerie RX, Paris. Copyright ADAGP, Paris

Si l’auteur nous donne l’illusion du mouvement avec une image fixe, est-il pour autant  question de chute ? Il est vrai que nous voyons un personnage en déséquilibre et presque à terre, mais en fait de chute  il n’y en a pas.  Seul, dans un espace sans référence, si ce n’est le dallage au sol que ceux qui connaissent Saint-Eustache reconnaitront, il semble tester sa capacité à se créer un équilibre. « Nous sommes tous des êtres vacillants » a dit Jean de Loisy le soir du vernissage… et vaciller ne veut pas dire chuter. Un photographe, Denis Darzacq, a réalisé deux séries sur le thème de la chute.  Dans  son univers, comme dans celui de Dhewadi, il n’est pas question en fait de défier les lois de la pesanteur mais de réaliser des images en suspension, « dans un instant entre l’envol et la chute, dans une action souveraine canonisant le mouvement. »

Loin de transcrire un arrêt sur image, Dhewadi nous montre en fait à travers les postures du corps  « des images mentales, des idées et des espaces psychologiques ». Ainsi dans ce temps suspendu, dans ce non lieu qui échappe aux données de l’espace, ses personnages nous  renseignent aussi sur nous-mêmes, sur nos difficultés à négocier un équilibre entre ce qui nous rattache à la terre et ce qui nous élève vers la lumière. Une métaphore de ce qui nous fait obstacle mais aussi de nos capacités à soulever le couvercle  des « ciels bas et lourds » (2).  Toujours à l’occasion de l’inauguration, le P. Yves Trocheris, curé de Saint-Eustache, a rappelé à point nommé l’exposition d’Harald Szeemann « Quand les attitudes prennent forme » (3). Dans la création contemporaine, il arrive que le projet prenne la place de l’objet, mais ici ces deux toiles nous donnent  l’occasion de mettre en lumière l’esprit avec la  matérialité de la peinture,  et aussi de pratiquer un exercice salutaire de méditation.

Françoise Paviot

1- Rubis Mécénat poursuit sa collaboration avec l’église Saint-Eustache et les Beaux-Arts de Paris en soutenant un jeune artiste de l’École à travers une aide à la production et une exposition. En 2021, le peintre Dhewadi Hadjab a été sélectionné pour réaliser un diptyque monumental exposé à l’église Saint-Eustache du 7 octobre au 12 décembre.
2 - Baudelaire, Les Fleurs du Mal
3 - Kunsthalle de Berne – 1969

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Françoise Paviot

Titulaire d’un DEA de lettres, enseignante à l’IESA, Françoise Paviot a été rédacteur en chef de la revue Interphotothèque Actualités puis du journal interne du Centre Georges Pompidou. Elle est à l’origine de nombreuses publications sur la photographie ancienne et contemporaine et se voit confier tout au long de sa carrière le commissariat d’expositions à la maison rouge (Paris), à l’espace Van Gogh (Arles)… Depuis 1996, elle co-dirige avec son mari la Galerie Françoise Paviot spécialisée dans la photographie et située rue sainte Anne à Paris. Elle représente une vingtaine d’artistes contemporains dont Bogdan Konopka, Juliette Agnel ou Raphaël Chipault.

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