Les Histoires sacrées, entre magnificence et émotion
Publié le : 19 Octobre 2015
Cette peinture d’un artiste aujourd’hui peu connu, Bon Boullogne (1649-1717) nous présente une scène de théâtre : comme souvent à cette époque, le récit s’articule sur une rhétorique de l’opposition. Le rouge/pourpre du personnage à cheval s’oppose à la blancheur de la jeune fille qui vient à sa rencontre. Le cortège cheminant du fond à gauche vers l’avant-scène dans la pénombre s’oppose à la lumière dans laquelle baignent les musiciennes. Le bras gauche du cavalier s’oppose au bras droit de la jeune fille : l’un semble esquisser un geste qui voudrait la repousser, l’autre manifeste son étonnement dans le repli de son bras. Le jeu des symétries de cette image suggère dans son immobilité un mouvement dramatique : il s’agit de l’histoire de la fille de Jephté que nous rapporte la Bible dans le Livre des Juges au chapitre 11, versets 29 à 40.
En partant en guerre contre les Ammonites, Jephté fait vœu au Seigneur de Lui offrir en holocauste la première personne qu’il rencontrera s’il revient vainqueur parmi les siens. Or c’est sa propre fille, son unique enfant, qu’il devra sacrifier pour respecter sa parole. Cette histoire dramatique ne pouvait qu’inspirer les artistes, peintres ou musiciens. Nous allons retrouver cette rhétorique de l’opposition dans l’oratorio de Giacomo Carissimi (1605-1674).
La carrière de ce compositeur est étonnante : lui qui mena une vie discrète et laborieuse a connu, alors qu’il n’a que très peu voyagé, une notoriété quasiment européenne : comme Maître de chapelle du Collège germanique à Rome, il eut à former de nombreux compositeurs qui répandirent sa musique, parmi lesquels Marc-Antoine Charpentier. Il nous a laissé de magnifiques oratorios ou « Histoires sacrées » dont l’un des plus beaux est sans doute Jephté que je vous invite à écouter intégralement.
La première partie est consacrée au serment de Jephté, à sa victoire sur les Ammonites et à son retour triomphal. L’ensemble de cette partie est écrit en mode majeur, celui de la joie. Quelques détails pour guider notre écoute : les rythmes vigoureux traduisent la violence du combat, le chœur répète certains mots en « stile concitato » tel que l’a employé Monteverdi pour la première fois sur « fugite, cedite, occumbite in glaudio » « fuyez, disparaissez, périssez par le glaive ».
Le paysage musical s’assombrit brusquement sur une descente chromatique, image de la douleur et du malheur dans la rhétorique baroque sur « ululantes » « hurlant », pour peindre la défaite des Ammonites.
Mais bien vite la musique s’éclaircit à nouveau avec le chant de la fille de Jephté et de ses compagnes. Cette partie se termine sur un chœur d’action de grâce au Seigneur et commence comme une psalmodie : "cantemus omnes Domino – chantons tous pour le Seigneur ».
Nous assistons soudainement à un radical changement : la tonalité passe au mineur, couleur musicale de la douleur. Jephté se trouve en présence de la personne que son serment le condamne à sacrifier : sa fille unique. Les intervalles musicaux se font plus instables, plus douloureux, plus dramatiques selon les conventions du genre : ici des quartes diminuées. L’ensemble des thèmes semble tomber, écrasés sous le poids de la peine de Jephté qui répète plusieurs fois « Heu ! - Hélas ! » à quoi répond sa fille sur un thème ascendant, interrogatif « cur ego ? – Pourquoi moi ? ». On croirait voir le geste du tableau de Boullogne. Une magnifique courbe chromatique ascendante traduit l’acceptation de la fille de Jephté. Elle demande à son Père de pouvoir se retirer dans la montagne avec ses compagnes pour son impressionnante lamentation. Ce sera l’objet de la fin de l’œuvre.
L’oratorio s’achève sur les lamentations de la fille de Jephté (qui n’a pas de nom ni dans l’œuvre de Carissimi ni dans la Bible) en deux grandes sections : un solo de ce personnage dramatique puis un chœur final. Les montagnes et les fleuves sont le réceptacle de ses pleurs : les mots « plorate, dolete, lamentamini » sont répétés tout au long de cette page admirable, coupés d’accents et de soupirs, images musicales traditionnelles de la rhétorique baroque, mais ici tellement bien traitées.
La musique oscille parfois en contrastes bien humains entre révolte et acceptation sur les mots « et non vivam – et je ne vivrai pas », par exemple.
Le chœur conclut sur une lamentation à six voix, répétant en imitations d’une voix sur l’autre certains mots comme « in carmine doloris – sur l’air de la douleur… lamentamini – pleurons ».
Laissons la musique transfigurer les mots et conduire au silence de l’indicible.
Emmanuel Bellanger
Quel remarquable article que celui sur Carissimi. il est somptueux. Bravo à Narthex qui nous éblouit chaque fois.