L'expérience du silence
Publié le : 23 Janvier 2017
On dit que la musique, parce qu’elle n’a pas de mots, est l’art de l’indicible. Elle livre à qui sait entendre le cœur du compositeur avec ses découragements et ses élans d’enthousiasme. Il s’agit d’ouvrir non seulement nos oreilles mais surtout notre écoute accueillante pour vivre la musique en communion avec le compositeur et l’interprète grâce à qui le message artistique arrive jusqu’à nous. C’est à un exercice d’écoute approfondie que je vous invite.
La sonate opus 10 n° 3 pour piano de Beethoven date de 1798. C’est pour lui le moment tragique où il découvre sa maladie d’oreilles : il entend encore mais pour combien de temps ? La question fondamentale du sens de sa vie, de toute vie, se pose à lui avec grande force. C’est ce que nous donne à entendre le 2ème mouvement de cette sonate : largo et mesto c’est-à-dire large et triste. En suivant pas à pas le déroulement de ces pages admirables, on découvre la vraie nature de la musique beethovénienne : non pas de belles mélodies et de belles harmonies (ce qu’elle est aussi) mais l’expression d’une expérience humaine souffrante et malgré tout habitée d’espérance.
Le premier thème en ré mineur tourne sur lui-même comme enfermé dans son désespoir essayant vainement de s’élever et retombant inexorablement.
A 2,10 éclate un cri violent, révolté : « muss es sein ? Cela doit-il être ? »
A 3,20 chante une nouvelle mélodie dans le médium et le grave (les régions humaines pour Beethoven) dont la tonalité de Fa majeur crée un effet d’apaisement, d’espérance, presque de douce assurance qu’interrompent des accents douloureux : « es muss sein ! Cela doit être ! »
C’est à 4,20 que se produit la surprise presque miraculeuse de ce mouvement : nous voici projetés dans le registre aigu du clavier, celui du divin pour Beethoven. Une succession de trois notes conjointes ponctuées chaque fois par la pulsation régulière de la main gauche, commence une longue descente de la lumière divine vers les ténèbres humaines. Mais il y a plus encore dans cette musique par quoi nous arrivons à l’essentiel : cette pulsation de la main gauche disparaît peu à peu, la descente de la main droite s’efface progressivement sans s’interrompre, ce mouvement inexorable continue en nous, la musique poursuit son chemin jusqu’à ne plus avoir besoin d’être entendue. Le silence auquel elle conduit est prolongement inaudible mais réel au plus intime de l’écoute intérieure : ce moment de grand silence est sans doute le moment de la plus forte intensité musicale. C’est en nous que désormais la musique travaille.
Ne retrouvons-nous pas ici l’expérience cistercienne ? Le silence n’est pas vide ou absence mais plénitude de vie si nous apprenons à le recevoir et à entendre ce qu’il a à nous révéler de nous-mêmes et de ce qui habite le monde.