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Josef Koudelka, une visite intérieure dans les « Ruines »

Publié le : 9 Décembre 2020
A contre-courant des modes, durant trente ans, le photographe Josef Koudelka a parcouru les sites archéologiques des pourtours de la Méditerranée pour en rapporter des centaines de photographies panoramiques en noir et blanc. Fermée prématurément en raison du reconfinement, l'exposition présentée à la Bibliothèque nationale de France donnait à voir 110 tirages de ce moderne Ulysse célèbrant les ruines comme le « mariage de la beauté et du temps ». En voici quelques impressions pour ceux et celles qui n'ont pu la visiter en temps et en heure, ainsi que le lien vers l'exposition virtuelle.

Josef Koudelka, Apollonia, Libye, 2007 © Josef Koudelka /Magnum Photos

Noces de la pierre et de la lumière, les « Ruines » fantômatiques de Josef Koudelka flottent dans la pénombre de l’exposition, presqu’irréelles. Leur aura nous happe pourtant d’emblée. 

Cimetières de pierres, allées muettes, colonnes plurielles ou solitaires parfois envahies d’herbes folles, tantôt fièrement dressées encore, tantôt brisées au sol… Fûts tronqués, murs vacillants, rares présences : ici une ombre dérisoire - celle du photographe - ailleurs deux silhouettes furtives, de rares statues démembrées ou étêtées… Noces de la pierre et de la lumière, les « Ruines » fantômatiques de Josef Koudelka flottent dans la pénombre de l’exposition, presqu’irréelles. Leur aura nous happe pourtant d’emblée. Nous sommes non pas devant mais bien dans l’image, condensation nue et essentielle de la ruine méditerranéenne : minéralité omniprésente, silence assourdissant, lumière incandescente. Autant de vues chaotiques et basculées, prises en plongée ou en contre-plongée, décors sans ciels paradoxalement désertés : l’homme s’y dessine en creux, par son absence mais aussi par l’empreinte laissée en ces lieux millénaires que seuls consomment encore ceux, trop pressés, qui ne savent plus les lire. Ainsi de ces inscriptions latines démesurées et fracassées qui s’offrent à nos yeux « illettrés », sur la photo du site de Thugga en Tunisie, vestiges d’une culture dont nous avons perdu la clé.

JOSEF KOUDELKA, Thugga, Tunisie, 2011© Josef Koudelka / Magnum Photos

Koudelka célèbre le génie des lieux antiques, la science du paysage et de l’architecture dont ils témoignent, la trace d’un sacré - cosmique et religieux - toujours présent.

Et pourtant, quelle majesté dans cette méditation esthétique sur ce qui a été et n’est plus, sur le flux de la vie et la course du temps. En hommage à la civilisation gréco-romaine, aux racines communes de ceux qui vécurent autour de cette Mare Nostrum, Koudelka célèbre le génie des lieux antiques, la science du paysage et de l’architecture dont ils témoignent, la trace d’un sacré - cosmique et religieux - toujours présent. La circularité de son regard embrasse ces sites sans toutefois les surplomber; ne devient-il pas paysagiste à son tour pour rendre forme au chaos, prélevant dans le squelette blanchi de ces ruines ce qui fait sens pour lui: ici ces blocs massifs, là ces pierres ciselées, ailleurs les remous d’un site, plus loin encore ces monuments instables mais toujours élégants ? Avec une remarquable justesse, la scénographie vient à l’appui de cette quête d’un équilibre à reconstruire, comme en écho au bel ordonnancement des villes romaines selon les deux axes du monde (cardo et decumanus). Elle propose une déambulation libre rythmée en trois formats : de vastes panoramiques horizontaux, méthodiquement suspendus entre sol et plafond, lévitent au coeur de la pièce, complétés aux murs par d’étroits tirages verticaux privilégiant une vision détaillée « en meurtrière », le tout cerné de vitrines basses plus modestes alignées façon planches-contact, comme le ferait un mur d’enceinte. Mise en abyme d’un site archéologique qui les résumerait tous dont le visiteur explorerait l’âme-même.

JOSEF KOUDELKA, Athènes, Grèce, 1994 © Josef Koudelka / Magnum Photos

Et si ce nouveau Sisyphe capte ses images à fleur de sol, c’est aussi pour nous offrir de partager son itinérance, nous proposant d’être cet homme qui marche avec lui au péril de l’espace, d’éprouver sensiblement le paysage, d’arpenter le monde.

Car ce ne sont pas des ruines mais la ruine de Koudelka que l’on découvre ici, celle qui nous parle de la dislocation d’une civilisation sous les assauts conjugués du temps et de la main de l’homme, celle qui dévoile sa perception intime d’un lieu et, le plus souvent, ramène notre regard à la matérialité des choses les plus proches : douceur d’une colonne érodée, rugosité d’un mur, anfractuosités d’un pavement… Et si ce nouveau Sisyphe capte ses images à fleur de sol, c’est aussi pour nous offrir de partager son itinérance, nous proposant d’être cet homme qui marche avec lui au péril de l’espace, d’éprouver sensiblement le paysage, d’arpenter le monde non pour le dominer mais simplement pour exister. Ne fut-il d’ailleurs pas surnommé « l’homme aux semelles de vent » celui qui, comme Rimbaud, partit sur les chemins de l’exil pour fuir sa Moravie natale (actuelle république Tchèque) annexée par les troupes soviétiques et devenir apatride durant de longues années, avant d’être naturalisé français en 1987 ? Dès lors son véritable pays pourrait bien être la photographie : cette quête de l’image qui lui fit tout quitter pour échapper aux murs mortifères et ouvrir, de l’autre côté du miroir, une fenêtre sur le monde comme condition de sa liberté et théâtre de sa vision. Autant de photos, autant d’apocalypses ou révélations d’une tension entre grandeur passée et avenir possible, ordre et désordre, nature et culture, ombre et lumière, mémoire et oubli...

JOSEF KOUDELKA, Timgad, Algérie, 2012 © Josef Koudelka /Magnum Photos

Avec les « Ruines » de Koudelka, le monde rejoint ce qu’il est devenu : un flot de vie tumultueux emportant tout avec lui, une rupture de l’homme avec son environnement, une civilisation de la perte : qu’ont retenu les vents, les pierres et les monts de l’ambition humaine? A peine quelques traces, chaos qui retourne au chaos. Mais demeure la lumière, lumière d’un premier matin du monde qui s’attarde sur ces ruines et, légère, en caresse les aspérités ; n’est-ce pas là l’essence-même de la photographie, celle qui saisit l’instant où la pierre s’embrase sous le scalpel de la lumière, celle de la précipitation lente faite d’attente et de contemplation, celle qui croit malgré tout en la beauté énigmatique de ce monde en dévers ?

Odile de Loisy

L'exposition Josef Koudelka. Ruines a été présentée du 15 septembre au 29 octobre 2020 (initialement prévue jusqu'au 16 décembre 2020) à la BnF, Quai François Mauriac, Paris XIIIe

Cliquez ici pour découvrir l'exposition virtuelle

Pour en savoir plus :

Catalogue Josef Koudelka. Ruines, Textes Alain Schnapp, Héloïse Conésa, Bernard Latarget, relié, BnF Éditions - Éditions Xavier Barral, 368 pages, 170 illustrations, 55€

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