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« Dark Waters » : immersion en eaux troubles

Publié le : 12 Mars 2020
Ces eaux noires de Todd Haynes n’évoquent pas seulement l’eau polluée de l’affaire DuPont de Nemours. Ce sont celles de la face sombre de multinationales hors de contrôle, celles de l’humanité tout court. Notre chroniqueur Pierre Vaccaro nous livre les clés de ce film entier et engagé.

« Dark Waters » de Todd Haynes : Mark Ruffalo (à droite) dans le rôle de Robert Billot © Mary Cybulski

Naissance du projet

Mark Ruffalo et la société de production Participant, à l’origine du film, proposèrent « Dark Waters » à Todd Haynes, un an après la publication de l’article de Nathaniel Rich dans le New York Times Magazine en 2016. Cet article essentiel révéla le scandale sanitaire lié à l’industrialisation et à la commercialisation du Téflon, notamment dans la fabrication du revêtement des poêles à frire depuis 1949. Le niveau de réalisme attendu pour « Dark Waters » était inédit pour le réalisateur. En compagnie de son équipe, il a tourné en décors naturels à Cincinnati et en Virginie-Occidentale, et le plus souvent par un hiver très rigoureux. Le metteur en scène a pu filmer sur les lieux mêmes de l'action et intégrer au casting des comédiens non-professionnels recrutés sur place… « Cette spécificité géographique et temporelle se retrouve dans le langage visuel : nous avons eu recours à une approche quasi-documentaire pour créer une unité entre les lieux de tournage, très contrastés, et souligner leur interdépendance », précise-t-il.

« DARK WATERS » : MARK RUFFALO et Anne Hathaway © MARY CYBULSKI

Cinéma militant

67 ans : c’est la durée inimaginable qu’il aura fallu attendre avant que la sombre vérité n’éclate au grand jour grâce à Nathaniel Rich. « Dark Waters » enfonce le clou et poursuit ce processus de dévoilement, ce travail de vérité, aux yeux d’un public encore plus large, via la puissance de diffusion du cinéma. Le film s’inscrit dans la lignée des films politiques des années 70. Ce genre cinématographique connaît une résurgence depuis les années 90 particulièrement avec « Erin Brockovitch » de Steven Soderbergh, « Révélations » de Michael Mann, où Al Pacino et Russel Crowe se trouvaient réunis pour lutter contre le scandale des adjuvants chimiques dans les cigarettes. Et, plus récemment, avec l’excellent « Spotlight » de Tom McCarthy qui évoquait la pédophilie au sein de l’Eglise catholique américaine ou encore « Pentagone Papers » de Steven Spielberg sur le Watergate. Ce cinéma, très codifié, reprend les ingrédients du film d’investigation avec des schémas type (l’homme seul contre tous, le buddy movie, la dénonciation d’un système...) pour les mettre au service d’un propos militant, à l'appui d’une cause. Sur le plan formel et structurel, Todd Haynes s’inscrit donc pleinement dans cette démarche. Le film fait preuve d’une clarté de démonstration et d’une limpidité exemplaire en matière de construction, de scénario, de montage et va jusqu’à ajouter du grain à l’image pour mieux inscrire le film dans son époque.

« DARK WATERS » : MARK RUFFALO © MARY CYBULSKI

Refus du spectaculaire et acuité du propos

L’originalité de « Dark Waters » se situe plutôt ailleurs, dans cette détermination tranquille, force sereine d’une action tendue vers sa cible, qui marque le spectateur et donne au film, malgré sa lenteur, une dimension captivante et passionnante. Tout d’abord il y a le choix de l’acteur principal. Formidable Mak Ruffalo qui donne son empreinte au film avec sa personnalité discrète, pudique et en même temps pleine de force et d’autorité. Partageant des similitudes avec le personnage joué par Russell Crowe dans « Révélations », il parvient très bien à montrer comment un homme ordinaire peut se trouver au cœur d’une situation extraordinaire, exposé publiquement, mettant en péril sa vie de famille, au bord de vaciller. Un homme qui doit faire face à une situation de stress exceptionnel, et pour lequel l’éclatement de la vérité devient presque une obsession. Todd Haynes place le personnage de Robert Billot au centre du récit et prend le temps de démontrer les conséquences de l’affaire DuPont sur sa vie intime et personnelle, y compris sur le plan de sa foi. Lorsqu’il se rend à l’église, Robert Billot semble ne plus s’intéresser à ce qui se passe, et paraît distant. Sa quête de vérité lui apparaît sûrement d’un niveau autrement plus profond et vital que la pratique religieuse dominicale et son vernis social.

« Dark Waters » : Bill Camp (à gauche) et Mark Ruffalo (à droite) © Mary Cybulski

Plus encore, à l’image du traitement de son personnage principal, c’est le ton du film lui-même qui marque par son refus du spectaculaire et son humilité, donnant au propos une intensité d’autant plus forte. « Dark Waters » en appelle à la responsabilité des dirigeants, dénonce la perfidie des entreprises et souligne l’urgence de changements écologiques radicaux. Comment ne pas sombrer cependant dans un pessimisme croissant lorsque l’on sait qu’une multinationale, DuPont, connaissant la malignité de son produit, dont les molécules sont indissolubles dans le corps, n’a pas pour autant abandonné sa commercialisation pendant des décennies à travers le monde, jusqu'à son abandon en 2015. Todd Haynes dénonce un scandale sanitaire mondial dans un thriller en forme de SOS : nous avons tous été à un moment ou à un autre en contact avec du Téflon. « Dark Waters » est un cri d’alarme nécessaire au sein d’une actualité environnementale et écologique très présente. Une œuvre cinématographique pour regarder en face une réalité des plus cyniques qui soit : celle du mercantilisme industriel, ennemi du peuple qui présente toutes les facettes de la partie la plus sombre de notre humanité.

Pierre Vaccaro

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Pierre Vaccaro

Titulaire d’une maîtrise d’Histoire du cinéma à l’Université de Tours et d’un master en Communication au Celsa, Pierre Vaccaro a aussi étudié la théologie à l’Institut Catholique de Paris. Le cinéma représente pour lui une passion depuis de nombreuses années. Plusieurs travaux de recherches et de rédactions, notamment pour la revue 1895 de l’Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma, pour des sites de cinéma, ou encore pour Le Courrier Français via le groupe Bayard lui ont valu de collaborer pendant quelques années au Jury œcuménique au Festival de Cannes.

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