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Peinture, photographie, clip vidéo : trois représentations d’un couple

Publié le : 23 Janvier 2023
Françoise Paviot propose ici un décryptage original de la représentation du couple - souvent présente dans la Bible et décrite par André Malraux comme « la dernière aventure du monde moderne ». Du XVe siècle à l'époque contemporaine, à travers la peinture, la photographie, ou le clip vidéo, l'image du couple y est révélatrice de l'époque et de la société. En préambule, Françoise Paviot a choisi de citer les mots de Benoît XVI, en 2008 à Paris : « ... le monde contemporain ne s'est-il pas créé ses propres idoles ? ... le mot "idole" vient du grec et signifie " image" " figure", "représentation", mais aussi "spectre", "fantôme", "vaine apparence". L'idole est un leurre, car elle détourne son serviteur de la réalité pour le cantonner dans le royaume des apparences. Or n'est-ce pas une tentation propre à notre époque, la seule sur laquelle nous puissions agir efficacement. »

Voici trois images. Chacune d’entre elles représente un couple, une notion souvent présente dans la Bible et décrite par André Malraux comme « La dernière aventure du monde moderne ». Toutes les trois ont été réalisées à des périodes différentes et avec des techniques qui leur sont propres : peinture, photographie, clip vidéo (1).

La première est une peinture de Konrad Witz, artiste d’origine allemande, actif à Bâle au XVe siècle et qui représente la rencontre d’Anne et de Joachim à la Porte dorée.

La seconde est une photographie de Georges Dudognon, prise à Paris en 1958 et qui représente deux personnes, vraisemblablement de la rue, dans un petit jardin parisien.

La troisième est une image tirée d’un clip vidéo réalisé au Musée du Louvre en 2018 et qui représente deux vedettes contemporaines : Beyoncé et Jay-Z.

Konrad Witz (c. 1400 - 1445/46), Rencontre de Joachim et Anne à la Porte dorée, C. 1437-1440, technique mixte, 158 x 120,5 cm, Kunstmuseum de Bâle © Wikimedia commons

Les œuvres de Konrad Witz sont rares, on en compte une vingtaine environ, un grand nombre ayant été détruit vraisemblablement au cours de la période iconoclaste. Avec les moyens de la peinture de son époque, d’une grande richesse à la fois dans la composition et dans la matière picturale, cette œuvre fait preuve d’une apparente naïveté dans la représentation mais recèle en fait un discours très complexe. Il y a beaucoup à dire sur cette toile magnifique (2) mais dans le cadre de cette mise en relation des trois images, nous ne retiendrons que quelques points qui font sens pour notre propos. Konrad Witz illustre ici l’histoire de la conception de Marie telle qu’elle est racontée dans les Évangiles apocryphes (3). Joachim, qui a dû s’éloigner d’Anne son épouse en raison de sa stérilité, vient la retrouver, averti par un ange qu’elle allait enfanter. Cette peinture, unique par définition, mais dont le sujet a par ailleurs fait l’objet de plusieurs représentations, a été réalisée par un artiste qui, ici, s’efface pour se mettre au service d’un événement théologiquement chargé, ayant eu lieu dans des temps anciens. A l’époque du peintre, très peu de personnes savent lire, les images, et plus particulièrement ici la peinture, sont alors des moyens symboliques de communication qui sont mis au service du pouvoir religieux.

Georges Dudognon, photographie noir et blanc sur papier argentique, Paris, 1958 © DR

La deuxième image est une photographie noir et blanc, tirée sur papier argentique, qui, si on le souhaitait, pourrait être multipliée presque à volonté. Il y a également un auteur, Georges Dudognon (1922-2001), qui a décidé de lui-même de prendre la photographie de deux personnes qu’il a rencontrées au fil de ses déambulations. Ces deux personnages le regardent et se savent photographiés : il ne s’agit donc pas d’une image volée. Ce photographe est un habitué de Saint-Germain-des-Prés, proche des stars et de leur milieu bohême, mais qui aime aussi se lier avec les « gens de la rue ». Cette scène est une représentation fidèle de la réalité, comme c’est souvent le propre de la photographie, mais ici nulle intervention au laboratoire, nul trucage. Le couple n’est plus tout jeune, leurs vêtements sont usés comme le quotidien a dû aussi user leur vie. Ils ont certainement connu des mésententes et des chamailleries, mais ils sont toujours l’un avec l’autre et « madame » aide son « homme » à tenir sur ses jambes. Cette image, en dépit de son réalisme, redonne dignité et beauté à ce couple fatigué et démuni. Dans son attention aux autres, ceux qu’on ne regarde pas ou que l’on évite, la photographie peut aussi apporter quelque chose aux  « plus petits d’entre nous ».

L’image du troisième couple est extraite d’un « clip vidéo » réalisé au Musée du Louvre avec des moyens techniques qui permettent maintenant à l’image de ne plus être fixe, mais animée et entièrement retravaillée. Ici, les deux protagonistes, Jay-Z et Beyoncé, vedettes mondialement connues et dont les portraits sont diffusés en masse sur tous les réseaux de communication, se mettent eux-mêmes en scène (4). Comme c’était le cas pour la peinture. La représentation de ce couple fait l’objet d’un travail de conception soigneusement élaboré, mais avec bien d’autres intentions. En effet, l’objectif premier, parfaitement louable, de ce clip vidéo est la reconnaissance de la personne de couleur longtemps quasiment absente de la figuration en peinture ainsi que le démontrait, par exemple, une récente exposition du Musée d’Orsay (5).

En se mettant sur un pied d’égalité avec un des plus grands chefs d’œuvres de l’histoire de l’art, les deux vedettes prennent une revanche salutaire et affichent leur volonté d’être reconnues et légitimées en tant que tels. Mais cette complicité médiatique, diffusée à des millions d’internautes, est aussi là pour donner aux deux vedettes un nouveau statut : les sacraliser en tant qu’idoles contemporaines.

Si ce clip vidéo n’est pas, à proprement parler, une œuvre d’art, il présente néanmoins les deux protagonistes comme tel. «  A l’idole, je préfère l’icône », écrit Jean-Guilhem Xerri (6). « La première sature le manque, fixe le regard attaché à elle-même. La seconde ne se fige jamais dans le visible. Elle ouvre vers un mystère, elle fait remonter le regard vers le cours de l’invisible ». Dans la toile de Konrad Witz, au-delà du message théologique, fruit d’une construction conceptuelle certainement destinée à un public lettré, Anne et Joachim, dans la joie des retrouvailles, échangent avec tendresse et attention une chaste étreinte que le peintre a su nous rendre sensible au delà des siècles écoulés. On retrouve cette même attention à l’autre dans le couple de la rue. Au plus près du réel ou pas, la photographie, comme la peinture, nous offrent la possibilité de nous échapper de leur référent pour nous ouvrir à un autre message. La mise en scène du couple du Louvre par contre s’impose comme un outil de communication, redoutablement efficace, mais finalement froid et sans profondeur. Ainsi, avec des supports, des auteurs et des objectifs différents, chacune de ces trois images symbolise tour à tour « une union sainte, une union temporelle et enfin mythique » (7). À une époque où le régime des images s’impose de façon de plus en plus radicale et exponentielle, il est bon de se demander comment celles-ci modifient, ou ont pu modifier, notre regard et comprendre qui sont ceux qui s’en emparent. Bien avant la Réforme, Platon dans l’antiquité, les chrétiens de l’Empire byzantin, le Saint-Office au temps de la Renaissance (8), ont mis en cause les images et leur puissance de séduction, les accusant souvent de corrompre nos sens. Qu’en est-il de celles qui nous sont contemporaines ? Si l’art peut-être une autre façon d’entrer dans la foi, encore faut-il que ce qui se produit en son nom fasse « œuvre » en évitant les séductions immédiates et faciles pour nous apporter ce « supplément d’âme » qui mène au-delà du visible.

Françoise Paviot

(1) Il est question dans ce texte d’un « clip vidéo » et non pas d’une « œuvre » vidéo. Voir l'article de blog de Paul-Louis Rinuy sur Narthex : Bill Viola, la vidéo comme expérience existentielle.

(2) Réjane Gay-Canton, « La Rencontre à la Porte dorée. Image, texte et contexte ».

(3) Voir le proto-évangile de Jacques et la Légende dorée de Jacques de Voragine (évêque de Gênes mort en 1298).

(4) Le clip de Beyoncé et Jay-Z vu par une historienne de l'art.

(5) Exposition « Le modèle noir de Géricault à Matisse » au musée d'Orsay en 2019.

(6) Article de Jean-Guilhem Xerri, psychanalyste et essayiste au journal La Croix : « Cet opiniâtre besoin d’idolâtrer de l’intérieur ».

(7) Sacha Durand – étudiante en Marché de l’art, IESA.

(8) Olivier Christin, L’irresponsabilité de l’artiste avant la liberté : trois Récits de la Renaissance, Actes l’irresponsabilité de l’artiste. Beaux-Arts de Paris Editions, 2017.

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Françoise Paviot

Titulaire d’un DEA de lettres, enseignante à l’IESA, Françoise Paviot a été rédacteur en chef de la revue Interphotothèque Actualités puis du journal interne du Centre Georges Pompidou. Elle est à l’origine de nombreuses publications sur la photographie ancienne et contemporaine et se voit confier tout au long de sa carrière le commissariat d’expositions à la maison rouge (Paris), à l’espace Van Gogh (Arles)… Depuis 1996, elle co-dirige avec son mari la Galerie Françoise Paviot spécialisée dans la photographie et située rue sainte Anne à Paris. Elle représente une vingtaine d’artistes contemporains dont Bogdan Konopka, Juliette Agnel ou Raphaël Chipault.

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