La création musicale: une aventure?
Publié le : 1er Février 2016
Il existe deux catégories de musiciens : ceux qui cherchent à séduire le public en répondant à ses attentes et ceux qui explorent des terres inconnues et ouvrent des voies nouvelles au risque de n’être pas reçus de leurs contemporains : Pierre Boulez appartient à cette communauté de défricheurs. Il s’est placé lui-même dans le sillage d’un grand prédécesseur lui aussi peu connu : Anton Webern (1883-1945).
Sans entrer dans des explications trop techniques, nous pouvons saisir ce qui a motivé la recherche de l’un comme de l’autre : n’y aurait-il qu’une seule manière de grouper les sons entre eux pour que cela soit intéressant et « beau » ? La référence universelle serait-elle uniquement la gamme à laquelle nous sommes habitués ? Toute mélodie doit elle ne se penser que comme fragment diversement agencé de ladite gamme ? N’existerait-il pas d’autres rapports plus subtils entre les sons, des rencontres inédites entre timbres, durées et hauteurs ?
Webern était un observateur attentif et compétent de la nature dans laquelle il cherchait un modèle : « La recherche de tout ce qui est plus haut, de tout ce qui, dans la Nature, correspond à ces choses sur lesquelles je voudrais me modeler, que je voudrais avoir en moi… Ce n’est pas le joli paysage qui me touche… Mon émotion est dans la signification profonde, insondable, inépuisable de toute la Nature. »
C’est ce rapport intime et secret entre les sons et les silences qu’il explore, par exemple, dans sa symphonie opus 21 écrite en 1928 pour 2 clarinettes, 2 cors, harpe, 2 violons, alto et violoncelle.
Il s’agit ici d’un subtil travail de joaillier : chaque note est soigneusement choisie pour sa relation étroite avec celles qui la précèdent et qui la suivent. La musique scintille de douces résonnances de toutes couleurs comme le ferait la lumière colorée sur un bijou précieux.
N’en va-t-il pas de même chez le peintre Paul Klee, dont une reproduction ornait le bureau de Pierre Boulez ? La toile ne fait plus référence à autre chose qu’elle-même : chaque ligne, chaque couleur dialoguent entre elles, et uniquement entre elles :
Mais il ne faudrait pas enfermer Webern ou Boulez dans cette image du chercheur de rapports inédits entre les sons. L’expression et la sensibilité ne sont pas absentes de leur œuvre. Ce qui les met en mouvement peut être une image entrevue, la rencontre d’un poème comme l’exprime Pierre Boulez lui-même :
« Il arrive que les découvertes essentielles à votre définition vous prennent au dépourvu, agressent votre souffle… Ce paragraphe fulgurant subitement là, devant vous, il semble tout à la fois vous déposséder de vous-même et agrandir votre capacité, votre prise et votre pouvoir au-delà de ce à quoi vous avez jusqu’à présent songé. »
Cette « commotion » sera pour Boulez la poésie de René Char (1907-1988). Il ne s’agira pas pour le compositeur d’illustrer le texte mais de nous inviter à une expérience d’audition sans doute inédite pour beaucoup d’entre nous.
Voici le poème de René Char, extrait du recueil « Le Marteau sans maître », écrit en 1930 :
BEL EDIFICE
ET LES PRESSENTIMENTS
J’écoute marcher dans mes jambes
La mer morte vagues par-dessus tête
Enfant la jetée-promenade sauvage
Homme l’illusion imitée
Des yeux purs dans les bois
Cherchent en pleurant la tête habitable.
Comme dans la peinture de Klee ou la musique de Webern, les rapports habituels (harmoniques ou syntaxiques) sont oubliés. Le texte poétique est appelé à résonner en images, en rencontres riches d’échos possibles, de prolongements infinis : quels pressentiments menaceraient, par exemple, ce bel édifice ? Que retenir de l’ouverture et de la conclusion du poème dans ce rapport entre « j’écoute » et « tête habitable » ? Et ainsi pour l’ensemble du texte…
Comme dans la peinture de Klee ou la musique de Webern, les rapports habituels (harmoniques ou syntaxiques) sont oubliés. Le texte poétique est appelé à résonner en images, en rencontres riches d’échos possibles, de prolongements infinis
Pierre Boulez écrit Le Marteau sans maître en 1953-55. Comme chez Webern, les sonorités sont choisies avec soin, liées entre elles par une parenté subtile : instruments du souffle, instruments à cordes (frappées et frottées : guitare et violon) percussions scintillantes ou sourdes. La voix est traitée comme un instrument, elle se fond dans l’ensemble : le texte est devenu substance sonore. Boulez considère qu’il a été lu auparavant. La musique s’en nourrit comme l’arbre s’est nourri de la graine initiale, indispensable mais disparue.
Des symétries musicales naissent des images poétiques : écoute/tête, marcher/jambes, mer/vagues… Tout cela sonne avec une grande clarté, combinant flûte, guitare, alto, percussion et voix.
Surprenante contradiction entre la composition où chaque note est très précisément fixée alors qu’à l’audition c’est l’imprévisibilité qui règne !
« A quoi cela peut-il bien servir ? » nous demandions-nous en ouverture. L’art est une aventure, la création est une aventure, lorsqu’une œuvre ignore nos repères habituels, elle nous invite comme auditeurs à être nous-mêmes créateurs. Dans sa vérité, l’œuvre d’art s’offre telle qu’elle est : elle demande à l’auditeur une forme de dépouillement, de désappropriation pour accueillir ce qui advient d’inattendu, pour entrer avec étonnement et peut-être émerveillement dans ce « bel édifice » qui nous est proposé.
Il ne s’agit pas d’illumination soudainement aveuglante, mais d’un apprivoisement progressif, hospitalité lente de l’inconnu. N’en va-t-il pas un peu de même dans la vie spirituelle ?
En somme, les auditeurs sont appelés à composer selon la trame donnée par les notes entendues