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Matisse, créateur d’ornements liturgiques: La chapelle de Vence 2/2

Publié le : 12 Novembre 2014
L’ornementation des chasubles et de leurs accessoires consiste en l’agencement de couleurs tranchées, contrastant sur un tissu de fond uni correspondant à la couleur liturgique choisie.
Au sujet du vocabulaire ornemental, le père Couturier demande à Matisse de respecter le motif de la croix et laisse libre cours à son inspiration pour le reste du décor. L’artiste décline ainsi la croix sur toutes les chasubles, et ce sous diverses formes : latine, grecque et de Saint-André, parfois enchâssée dans une masse de couleur évoquant une mandorle, un nimbe ou une gloire.
Recherches esthétiques et iconographiques

Matisse réinvestit un vocabulaire floral et végétal familier de son œuvre, notamment inspiré de ses souvenirs de Tahiti. Les chasubles et leur ornement, à l’instar du vitrail de l’Arbre de vie de la chapelle, sont ornés de feuilles, de fleurs et d’algues – ou cactus – aux formes arrondies. La chasuble verte cite un autre motif connu de l’œuvre de l’artiste : autour de la croix centrale se déploient des masses anguleuses noires flanquées de motifs d’étoiles et de flammes jaunes, stylisées et agressives, déjà observées dans l’Icare de Jazz. Ce motif lui a certainement été inspiré par un Manteau de Chevalier de l’Ordre du Saint-Esprit du XVIIIe siècle, orné d’un parterre de flammes dorées sur fond sombre, qu’il avait admiré à plusieurs occasions (1).

Manteau et mantelet de chevalier de l’ordre du Saint-Esprit, XVIIIe siècle, Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris

Le caractère générique des fleurs et des feuilles, et plus généralement l’ambiguïté sémiotique des formes découpées, crée une hésitation entre symbolique liturgique et langage profane tendant vers l’abstraction. Toutefois, Matisse revisite, au-delà de l’usage de la croix, plusieurs thèmes iconographiques traditionnels plus aisément identifiables.

Le décor dorsal de la chasuble blanche (2) – portée, notamment, durant le temps pascal – est organisé en une large masse centrale jaune, sur laquelle sont appliqués des empiècements blancs et verts évoquant l’eucharistie, avec un calice surmonté d’hosties.

La chasuble rose est quant à elle agrémentée de motifs blancs, disposés sur des empiècements bleus évoquant des symboles de la Passion. À l’avant du vêtement figure une couronne d’épines (3), disposée au pied de la croix. À l’arrière, des soleils ainsi qu’un croissant de lune entouré d’un disque dont la présence évoque plusieurs pistes iconographiques: l’éclipse survenue lors de la crucifixion, selon les évangiles synoptiques ou, d’après les textes de certains exégètes, l’Ancien et le Nouveau Testament ou le Christ et l’Église (le premier existant à la lumière du second, à l’instar de la lune existant par la lumière du soleil).

Matisse, Chasuble blanche, Face et dos.
(Maquette) - 1950-1952 ©Succession H. Matisse

Le décor de la chasuble rouge, composé d’une multitude de croix noires et de lacérations jaunes, est l’occasion pour Matisse d’explorer une nouvelle fois ses souvenirs tahitiens. Lydia Delectorskaya rapporte en effet le témoignage d’une des sources d’inspiration de l’artiste au sujet de la chasuble : « Pendant qu’il la composait (...), il revoyait en esprit une petite île des mers chaudes surchauffée de soleil (d’où le rouge ardent de la chasuble) à la végétation desséchée (roseaux et bambous jaunes) et où pullulent les moustiques (petites croix noires) qui vous rendent la vie réellement intenable, vous martyrisent. » (4). Matisse trouve ainsi, par un langage propre, une manière de régénérer l’expression de la douleur sur une chasuble rouge, destinée aux temps de la Passion et des Martyrs.

La chasuble noire – la seule intégrant un lettrage – propose à son tour un réinvestissement personnel de Matisse, ici celui du deuil. L’avant du vêtement est en effet flanqué dans la partie haute du mot Esperlucat, scindé en deux parties de part et d’autre d’une croix rayonnante. Matisse éclaire la signification de ce terme : il s’agit d’ « un mot provençal qui veut dire dessiller – voir ou apercevoir – » (5). Esperlucat, les yeux ouverts sur la vie éternelle, renvoie à la notion de résurrection, comme le souligne le père Couturier à propos d’une conversation tenue avec l’artiste : « Nous parlons de la chasuble noire : Je lui dis que ce n’est pas une chasuble triste, mais une chasuble de résurrection. Il me répond : “C’est ce qu’il faut, n’est-ce pas ? La mort n’est pas la fin de tout, c’est une porte qui s’ouvre » (6). Les empiècements au dos et à l’avant de la chasuble pourraient ainsi évoquer des ailes, le transport de l’âme vers la vie éternelle.

La chasuble violette, quant à elle, est parsemée d’un vol de papillons qui s’harmonise à la flore du décor. Cet emploi du papillon peut-être perçu comme une forme d’expression, à l’instar des ailes, du voyage de l’âme, le violet étant porté pour la messe des défunts.

Chasuble rose présentée au musée de la chapelle du Rosaire, Vence, Matisse ©Succession H. Matisse, photo:Lawrence Chard
Des copies pour le MoMA et Paul VI

De toute évidence, les ornements de Matisse font grand bruit et récoltent le succès. Au point d’en demander des copies ! En effet, quelques années après l’épisode de Vence, le prestigieux Musée d’Art Moderne de New York commande un jeu de chasubles. Nous ne savons de qui provient l’initiative de cette commande, mais peut-être Alfred Barr – dont nous avions souligné l’enthousiasme au sujet des chasubles – a-t-il joué un rôle dans cette initiative. Les ornements sont réalisés et livrés au Musée en 1955.

Des ornements sont également commandés – et non des moindres - pour Paul VI. Ceci à l’initiative, peut-être, des dominicaines de Vence, ou bien par le pape lui-même.
Que Paul VI ait sollicité ou non des copies à destination du Vatican, il est amusant de voir que son prédécesseur n’avait pas été très sensible à la création de Matisse. En 1951 en effet, le nonce Angelo Guiseppe Roncalli – futur Jean XXIII – suite à une visite de la chapelle, la qualifie de « véritable échantillon d’authentique perversion du goût artistique et liturgique »! (7)

Dégradation des ornements

Malgré les soins apportés à la qualité des teintures, les ornements n’ont pas conservé leurs couleurs d’origine, en particulier les ornements vert et rouge, devenus respectivement jaune et orange. La même décoloration est survenue sur les chasubles conservées au Vatican, et l’on peut présumer le même sort pour les pièces du MoMA.
Afin de conserver l’esprit originel de l’esthétique matissienne, des copies rigoureuses ont été réalisées en 1996 à l’initiative de sœur Jacques Marie en remplacement des ornements originaux (néanmoins conservés) de la chapelle de Vence ; ces copies sont toujours en usage aujourd’hui.

Marine Ferrero


1. Notamment lors d’une exposition visitée au côté du père Couturier à l’Hôtel de Soubise.
2. La chasuble blanche, la première achevée, est livrée pour la consécration de la chapelle le 25 juin 1951. Henri Cartier-Bresson réalise une photographie de la chasuble, diffusée dans L’art sacré, 9-10, mai-juin 1952, p.26
3. Une étude préparatoire en gouache découpée proposait un Agneau à cet emplacement, autre symbole sacrificiel.
4. Note manuscrite de Lydia Delectorskaya au sujet de la notice de l’œuvre dans le catalogue de l’exposition de Washington, Matisse Paper Cut-Outs, cité dans Les chasubles de Matisse, Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis, 15 mars – 15 juin 1997, p.14
5. Propos de Matisse, cités dans Les chasubles de Matisse, Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis, 15 mars – 15 juin 1997, p.28
6. La chapelle de Vence, journal d’une création, p. 273, cité dans Les chasubles de Matisse, Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis, 15 mars – 15 juin 1997, p.28

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Josiane Pagnon et Marine Ferrero

Josiane Pagnon a été Conservatrice des antiquités et objets d'art de la Manche de 1994 à 2010 en tant qu'agent du Conseil général de la Manche. Dans ce cadre, elle a publié de nombreux ouvrages sur les objets mobiliers et les ornements liturgiques. Elle est maintenant chercheur à l'Inventaire général au Conseil régional de Languedoc-Roussillon. Originaire d’Aix-en-Provence, Marine Ferrero effectue actuellement un Doctorat d’Histoire de l’Art à l’Université Libre de Bruxelles. Elle consacre ses recherches à la modernisation de l'ornement liturgique au XXe siècle. Son mémoire de Master s’intéressait au renouveau de la paramentique des années 1900 au concile Vatican II ; sa thèse se concentre aujourd’hui sur l’influence plus spécifique de l’Art déco et de l’avant-garde artistique de l’entre-deux-guerres.

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