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« L'Homme qui chavire » d'Alberto Giacometti

Publié le : 26 Mars 2022
Au premier étage du musée Granet, à Aix-en-Provence, on peut contempler « L’Homme qui chavire », sculpture en bronze d’Alberto Giacometti datée de 1950 : un homme dressé qui s’élance depuis son socle, tournoie dans le vide et n’en finit pas de chanceler, tendu entre le désir empêché de l’envol et la fatalité de la chute. Nous invitant peut-être, en ce temps de Semaine sainte, à méditer sur cette figure en suspens qui, au bord du néant, ne sombre pourtant pas.
Alberto Giacometti (1901-1966, L'Homme qui chavire, bronze, 1950 (dépôt du musée d'Orsay au musée Granet d'Aix-en-Provence, donation Philippe Meyer) © Succession Alberto Giacometti / ADAGP Paris 2022

Dans l’indifférence générale du peuple statufié qui l’entoure, L’Homme qui chavire tangue et vacille. Il y a, dans cette chute, comme une imminence : celle du naufrage d’un homme qui, perché sur la pointe de ses pieds démesurés, s’effondre sans pourtant parvenir à s’extraire du sol qui l’englue. Car pareille à une terre lourde et brune, sa base massive le leste autant qu’elle l’entrave. Vertige de l’homme « en route pour le néant, la chute, le fond », écrit Primo Levi dans Si c’est un homme, paru trois ans plus tôt. Des condamnés des camps d’extermination, il a d’ailleurs l’extrême maigreur ; le souvenir de la guerre est encore vivace dans l’Europe des années 1950. Aussi la corrosion des contours de sa silhouette l'apparente-t-elle à un squelette perdu dans l’espace : solitude extrême de l’homme qui penche vers l’abîme sans trouver d’appui sur la terre qui s’incline, bascule de l’horizon du sens... « Ruine achevée » (1) déplorait déjà le poète Pierre Reverdy lors du premier conflit mondial, en triste résonance avec notre actualité la plus récente :

« Un moment j’ai cru que ça pourrait aller
Plus rien ne tient
C’est un homme sans pieds qui voudrait courir,
Une femme sans tête qui voudrait parler
Un enfant qui n’a guère que ses yeux pour pleurer
»

« J’avais tout à coup pris conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons », déclare alors Giacometti dont l’œuvre prend notamment son sens par rapport aux courants existentialistes et phénoménologiques de l’après-guerre. Ici la chair est nue, pauvre, réduite à l’essentiel : L’Homme qui chavire ne dit-il pas cette expérience fondamentale de la chute en laquelle l’homme, épuisé de porter son propre poids d’humanité, n’est plus qu’un « corps de fatigue » selon le mot si beau de Jean-Louis Chrétien.

Alberto Giacometti (1901-1966, L'Homme qui chavire, bronze, 1950 (musée Granet d'Aix-en-Provence) © Succession Alberto Giacometti / ADAGP Paris 2022

Il se cabre et résiste pourtant, ce corps. Ressort d’une ligne en zigzag qui jaillit de son socle et l’excède. Tels des ailes cherchant à se déployer, les bras s’élèvent comme la voile se gonfle sous des vents invisibles. Or, cette force du mouvement n’est-elle pas le signe de la tension qui agite l’art et la sculpture de Giacometti, « efficace par sa virtualité » écrit à son propos Georges Didi-Huberman ? Cette force sans stabilité ni assurance, plus fondamentale et fragile que la forme, qui bouleverse les structures spatiales et temporelles convenues pour leur préférer le frisson de l’apparaître – va-et-vient entre vide et plein, proche et lointain, présence et absence… Dans cette sorte d'errance entre visible et invisible, dans cet étonnement de la co-apparition du monde et du néant au sein de la vision, n’est-ce pas le mystère-même de la présence au monde qu’il interroge et, partant de là, de l’essence de l'être – rappelons-nous à ce sujet la fascination qu'exerçait la mort sur l’artiste –, cette question inlassable qu’est l’homme pour lui-même dans sa perpétuelle oscillation entre grâce et pesanteur ? Une forme d’inquiétude du regard, en somme, dont l’art de Giacometti porte magnifiquement la trace. Jean-Paul Sartre, dont il fut proche un temps, parlait « d’apparition interrogative » au sujet de cet œuvre forgé comme autant d’approches successives et toujours en échec d’une même réalité, fragments d’un tout à jamais insaisissable.

Comment ne pas songer dès lors, au vu de cette figure tendue entre ciel et terre joignant chute et envol, à Celui qui consent à l’existence la plus nue, à la présence la plus absolue, à cette manière radicale d’être au monde laissant en suspens l’inutile, le surplus, le futile pour ne garder que l’essentiel? A Celui qui s'abandonne tout entier aux bras qui le portent et l’exilent dans le monde – « Dieu dans le frêle abri d’un cœur » (2), tente ô combien humaine et fragile – pour y vivre, y trépasser puis descendre jusqu’aux extrémités de l’abîme, dans la nuit du sens et le royaume des morts, afin de hisser l'humanité entière au sein du cœur de Dieu, ce Royaume éternel ardemment espéré. A Celui dont l’amour sans retenue rime avec son consentement à être pendu à la croix autant que suspendu à son Père ? « Ex-ténuation, donc : réduction à la sortie de soi pour n’être plus que suspendu à Dieu, quel qu’en soit le prix, non à payer mais à communier. » (3) Car l’Amour n’est-il pas cette puissance impuissante seule capable de nous (main)tenir en Dieu pour demeurer, tels L’Homme qui chavire, « appuyés sans aucun appui » comme l’écrivait Jean de la Croix.  Alors « la fatigue déposée en Dieu nous devient existence reposée en Dieu » (4) , et peut-être cette sculpture de Giacometti peut-elle résonner comme l’appel à nous réfugier à notre tour en ce Christ qui inlassablement rappelle : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps. » (Matthieu 28, 20).

Odile de Loisy

Musée Granet
Place Saint Jean de Malte
13100 Aix-en-Provence
Tél. : + 33 (0)4 42 52 88 32
Musée ouvert du mardi au dimanche de 12h à 18h.

Notes :
1 - « Ruine achevée », poème de Pierre Reverdy extrait du recueil Plupart du temps, 1915-1922, Paris, Gallimard, 1945, pp.106-107.
2- Hans Urs von Balthasar, Le Cœur du monde, Paris, Saint-Paul, 1997, p.45.
3 - Marie-Aimée Manchon, Alentour du verset. Petite phénoménologie des Mystères, Paris, Ad Solem, 2019, pp.343.
4 - Ibid, p.345

Mugot Hélène
Mugot Hélène a écrit :
01/04/2022 12:05

Je crois n’avoir pas lu depuis très longtemps un article aussi profond et lumineux sur une œuvre de Giacometti et même de quelqu’autre œuvre.
On y ressent non seulement la quintessence de l’oeuvre mais la générosité exceptionnelle de la chroniqueuse.
Un rêve pour un(e) artiste d'être ainsi perçu(e)

Valérie de Maulmin
Valérie de Maulmin a écrit :
01/04/2022 12:13

Merci beaucoup pour votre sensibilité à cette méditation

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