Toni Grand, fragments d’un nouveau monde possible

Publié le 11 février 2010
Écrit par Paul-Louis Rinuy

Au sculpteur méconnu Toni Grand (1935-2005), le Musée Fabre de Montpellier consacre une exposition salutaire, qu’il vaut la peine de découvrir lentement, comme on apprivoise un univers qui nous « défamiliarise » avec ce que nous croyons connaitre. Cette rétrospective invite à voir les œuvres sans les juger ou les interpréter trop vite. « What you see is what you see », expliquait le peintre minimaliste américain Frank Stella dans les années 1960, « ce que vous voyez est ce que vous voyez » : peut-on voir simplement sans chercher de mystère caché ou d’intention à décrypter ?

La première salle présente des morceaux de bois, que l’artiste ramassait aux alentours de sa demeure en Camargue, puis découpait, assemblait, entretoisait en inventant dans l’espace des formes fragiles, incertaines. « Je ne sais pas ce que c’est… Je ne sais pas ce que je viens de faire », avouait Toni Grand, lui qui avait été dans les années 1960 l’assistant de Marta Pan, sculptrice de la maîtrise totale d’une œuvre savamment calculée, avant d’apprendre à ne plus savoir, à ne plus dominer la matière.
(fig 1)

La découverte d’un nouveau matériau « sans valeur, sans détail ni histoire » fut fortuite, et cruciale. Pour réparer un de ses bois  accidentellement brisés, Toni Grand au lieu de la colle de poisson qui fixe toutes sortes de matériaux, eut recours en 1987 à un véritable poisson enduit de résine et nomma l’œuvre nouvelle, La Réparation. Dès lors, il fit des anguilles, des congres ou des carpes achetés à des pêcheurs voisins le matériau courant de ses inventions plastiques. Ainsi se créa La Trinité en 1989, trois poissons qui s’imbriquent et ne font qu’une seule forme, énigmatique, ouverte.
       (fig 2 )

Il n’est pas question, dans l’intention de l’artiste du moins, de faire une lecture chrétienne de  ce matériau inédit dans la sculpture contemporaine, et qui est historiquement symbole du Christ pour les catholiques. Toni Grand, protestant de culture et de conviction, refusait qu’on voie dans ces poissons un symbole ou un sens caché. « Pour moi une œuvre est terminée lorsqu’elle est dénuée du plus de significations possibles », affirmait-il radicalement. Et pourtant ce dénuement, tant formel et esthétique que personnel dans le mode de vie ascétique de ce sculpteur à succès – il participa à la Biennale de Venise en 1990, exposa à la Fondation Guggenheim, au Centre Pompidou, etc.–, devient réelle source de force poétique lorsqu’on regarde ses cubes ou ses  grandes constructions.
(fig 3)

Loin d’être une création géométrique ou conceptuelle, l’assemblage artisanal Sans titre, 10 juin 1988, nous touche par sa fragilité même, et l’ouverture de sens qui en découle. Les créations de Toni Grand sont de simples « morceaux d’une chose possible », comme il dit, que le spectateur peut faire sienne librement, re-composer à son gré. Toni Grand, poète-inventeur  de formes incertaines et instables, fait de nous des regardeurs-inventeurs, qui recréent  mentalement les œuvres qu’ils contemplent. Une exposition à garder dans  son cœur, à re-garder de tous ses yeux et de tout son corps pour découvrir les fragments d’un nouveau monde possible.

— Paul-Louis Rinuy

Exposition Toni Grand, Morceaux d’une chose possible : exposition au musée Fabre à Montpellier jusqu’au 5 mai 2024, avec un précieux catalogue sous la direction de Maud Marron-Wojewodski et Olivier Kaeppelin.


Légende des photos
1 Grande Courbe fermée noire, 1977, Marseille, Musée d’art contemporain© Photo Benjamin Soligny et Raphaël Chipault/Agence photographique de la Réunion des Musées Nationaux – Grand Palais des Champs Elysées © ADAGP, Paris, 2024.

2 (de gauche à droite) Bois de la tempête de 1999 au château Cadillac, coll. partic. ;  La Trinité, coll. partic. ; La Réparation, coll. partic. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes

3  (de gauche à droite) Le cube jaune, 15 juillet 1992, Paris, Centre Pompidou ; Sans titre, 10 juin 1988, Paris, Centre Pompidou ;  © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes

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