
Depuis près de quatre décennies, les formes et les compositions qu’il invente ne cessent de nourrir, jusqu’au scandale, le dialogue de l’art actuel avec le monde chrétien, plus précisément catholique, des images. Serrano photographie en effet couramment des Christ ou des Madones, aussi bien des sculptures chrétiennes que des œuvres antiques comme Le Discobole ou de la Renaissance telles que le célèbre Rapt des Sabines de Florence, qu’on découvre ici divisé en trois images. A chaque fois, le travail de précision de la photographie rend compte de la tridimensionnalité de la sculpture. Et l’immersion dans des fluides colorés ou transparents, eau, urine, sang ou autres, produit un effet contradictoire : éloigner l’œuvre première qu’on ne découvre qu’à travers une transparence colorée, et, paradoxalement, la rendre plus singulière, plus émouvante.
On se souvient notamment qu’Andres Serrano a créé en 1987 le controversé Piss Christ ( Immersion),(voir l’article de Michel Brière,1/2 Immersion (Piss Christ), 1987, Andres Serrano. Eléments pour un discernement.) qui fut vandalisé en 2011 et appartient aujourd’hui à des collections aussi prestigieuses que celles de François Pinault et du galeriste Yvon Lambert. Serrano a aussi composé une série qu’il a nommée Holy works, œuvres sacrées. Et l’artiste ne cesse, en fait, de jouer double jeu, en revendiquant tantôt la liberté totale de l’artiste qui invente des œuvres d’art, tantôt son engagement personnel à incarner à sa manière des figures chrétiennes. Entre la dimension collective et la singularité de l’invention plastique, se joue ce dialogue contemporain si essentiel entre une culture commune, une foi personnelle, et un art sans cesse en redéfinition.
Ce qui impressionne le visiteur de l’exposition, sur place, est la qualité tridimensionnelle, si spécifique, du grain et des tirages, ainsi que les dimensions monumentales des photographies. Les tirages mesurent 1,65 m de hauteur et le visage figuré prend l’ampleur d’un corps tout entier. Le regard, venu d’on ne sait quel lointain, nous regarde comme nous le regardons nous-mêmes. Et, à cette échelle, ce Jésus sculpté puis immergé dépasse le monde de la sculpture, de la photographie, de la simple vision, pour, tout simplement, nous toucher, nous émouvoir. Etrange magie de la figuration qui transforme, soudainement, une image en présence, et la vision en une expérience sensorielle décisive, une expérience immersive comme on dit dans le monde de l’art contemporain. Nous voici donc immergés dans cette photographie d’une sculpture elle-même plongée dans un liquide.

L’expérience chrétienne, dans sa réalité historique et physique, propose quelque chose d’analogue à ce dessaisissement esthétique, à cette plongée humaine dans la nuit, dans le trouble et la mort, qui prépare une aube nouvelle. Ces échos que je vois entre l’art contemporain et la foi constituent des chemins obscurs que traversent, par éclair, les illuminations qui nous guident vers Noël.
Paul-Louis Rinuy






