REGARDER LE SON, ENTENDRE LA COULEUR

L’exposition actuellement proposée à la Philharmonie de Paris intitulée « Kandinsky, la musique des couleurs » nous pose la continuelle question de la façon dont nous sommes présents à l’œuvre d’art, picturale ou musicale : savons-nous regarder au point de voir, savons-nous écouter au point d’entendre ?
Publié le 09 décembre 2025
Écrit par Emmanuel Bellanger

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Les recherches du peintre Alexandre Kandinsky (1866-1944) et du musicien Arnold Schönberg (1874-1951) sont de même nature, au-delà du mode d’expression propre à chacun d’eux, l’image ou le son. Ce qui les réunit fondamentalement, en conséquence ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est cette aspiration à franchir les limites de ce qu’on appelle communément la « création artistique » : non pas peindre ou composer pour exprimer, révéler, promouvoir, défendre, évoquer, décrire… mais parce que la couleur est d’abord de la couleur et le son d’abord du son, les deux étroitement liés dans l’expérience à laquelle ils ouvrent.
La musique de Richard Wagner a joué un rôle de déclencheur dans la vie de Kandinsky, l’opéra Lohengrin en particulier. Le prélude de cet opéra annonce d’une certaine façon, ce que deviendra la musique en cherchant à se libérer des carcans de la tonalité et de la mesure pour se déployer librement comme la peinture cherchera à se libérer de la représentation du réel pour dessiner ses propres formes et ses propres couleurs.
Nous écoutons ce prélude, construit dans une seule longue phrase déroulée note à note, accord après accord, les timbres en perpétuelle évolution. Les quelques plans sur le chef, Simon Rattle, sont très éclairants : la main droite marque le tempo, elle ne nous intéresse pas, elle s’adresse aux musiciens. Par contre la main gauche et l’expression du visage nous montrent la tension du musicien tout entier dans le son en train de se faire et de se transformer de l’aigu au grave, du pianissimo au fortissimo, des sons frottés des cordes aux éclats de cuivres.

 

 

L’évènement déclencheur pour Kandinsky fut un évènement musical : un concert en janvier 1911 au cours duquel fut joué le deuxième quatuor à cordes de Schönberg. Le langage se libère de toutes références classiques à la notion de consonance, comme la peinture se libérera de la copie du réel. A l’issue de ce concert, Kandinsky prit immédiatement la plume pour écrire au compositeur ceci : « le destin spécifique, le cheminement autonome, la vie propre enfin des voix individuelles dans vos compositions sont justement ce que moi aussi je recherche sous une forme picturale.

 

 

C’est notre écoute de la musique et notre regard de la peinture qui sont interrogés et même provoqués, remis en question. Libérées de la consonance et de la représentation, musique et peinture deviennent le lieu d’une aventure originale, contemplation certes exigeante, mais en constante évolution au fur et à mesure du déroulement sonore ou du parcours de l’œil sur le chemin des formes et des couleurs. 

C’est à ce même type d’expérience que nous invite Anton von Webern (1883-1945) avec son extraordinaire orchestration du ricercar à six voix de l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach : la répartition éclatée des instruments, indépendante des thèmes, désoriente l’oreille dans un premier temps, puis l’ouvre à une création sonore inouïe libérée des contraintes thématiques classiques, devenue dialogue riche de timbres, de notes, de durées qui se découvrent d’étranges libertés. 

 

 

C’est à cette expérience de couleurs sonores et de résonances formelles qu’invite l’exposition de la Philharmonie.
Au terme ultime de l’expérience esthétique, que l’on soit du côté du créateur ou du contemplateur, on se trouve en présence de la part intrinsèque  de l’autonomie de l’œuvre d’art.
Dans notre temps saturé de sons et d’images trop souvent détournés de leur nature propre, utilisés pour toutes sortes de causes, il nous reste à retrouver ce que sont d’abord une peinture ou une musique : un objet en soi qu’il nous faut recevoir dans sa part d’inconnu et d’immanent. C’est par ce chemin et lui seul qu’une ouverture vers la transcendance est possible. Mais toute expérience artistique est quelque part une expérience de l’inconnu. C’est ce que nous dit Schönberg : « Chaque fois qu’à une note donnée vous ajoutez une autre note, vous jetez un doute sur ce que voulait dire la première note. »      

 

Emmanuel Bellanger

 

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