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Chanter pour se rappeler

La liturgie du temps de Carême nous propose pour le quatrième dimanche, dans une semaine, le psaume 136 « Au bord des fleuves de Babylone ». Les images fortes de ce texte ont naturellement parlé aux musiciens qui nous en révèlent une part de profondeur dans son poids d’expérience de l’humanité souffrante.
Publié le 02 mars 2015
Écrit par Emmanuel Bellanger

Eduard Bendemann, L’exil à Babylone, vers 1852

Au bord des fleuves de Babylone
nous étions assis et nous pleurions,
nous souvenant de Sion ;
aux saules d’alentours
nous avions pendu nos harpes…

Je veux que ma langue
s’attache à mon palais
si je perds ton souvenir,
si je n’élève Jérusalem
au sommet de ma joie.

Comment les musiciens ne seraient-ils pas sensibles à ces images d’une population exilée emplie de tristesse loin de ses racines ? Y-a-t-il évocations plus expressives de la douleur que celles des corps asséchés, réduits au mutisme le plus complet ? La langue attachée au palais dénonce l’abaissement du psalmiste au-dessous de son humanité. Un texte comme celui-là parle aux hommes parce qu’il entre en résonance avec leur peine.
Afin que ces textes entrent dans les mémoires, les Réformateurs les ont traduits dans les différentes langues parlées par tous, et les ont adaptés en vers assonancés pour en faciliter la mémorisation. Voici ce que devient ce psaume traduit en langage poétique par Clément Marot (1496-1544), et mis en musique par Claude Goudimel (vers 1515-1572) : ce chant s’enrichit d’une nouvelle densité quand on sait que le compositeur a trouvé la mort lors des évènements de la Saint-Barthélemy.

Estans assis aux rives aquatiques
De Babylon, plorions mélancoliques,
Nous souvenans du pays de Sion :
Et au milieu de l’habitation,
Où de regrets tant de pleurs espandismes,
Aux saules verds nos harpes nous pendismes.  

Jerusalem, hors de mon souvenir.
Ma langue puisse à mon palais tenir,
Si je t’oublie, et si jamais ay joye,
Tant que premier ta delivrance j’oye.

Un manuscrit médiéval conservé en l’abbaye de Saint Gall en Suisse est le plus ancien témoignage écrit du chant de ce psaume : la musique d’une grande subtilité établit discrètement des correspondances mélodiques qui mettent en rapport les mots essentiels : la méditation du chanteur se nourrit de son propre chant et des harmoniques qu’il découvre lorsque les mots du psaume passent par son palais. On observe, en effet, sur les mots « flumina », « recordaremur » et « Sion » le même dessin musical. L’antienne d’Offertoire s’achève par une longue vocalise, comme si la musique faisait tout pour qu’on n’oublie pas le souvenir de Sion.

En 1584 paraît le Second Livre de Motets à 4 voix de Palestrina (1525-1594), dont nous écoutons le psaume 136. Dans un autre langage, nous retrouvons le même souci du compositeur de mettre en valeur chacun des mots du psaume en lui attribuant un dessin mélodique particulier, en n’hésitant pas à répéter certains de ces mots, comme si la musique l’exigeait, ainsi sur « recordamur » par exemple. Les mots inlassablement prononcés sont nourriture pour le chanteur, consolation, apaisement dans son affliction.

Une curiosité pour clore notre parcours : le jeune Gabriel Fauré âgé de seulement 18 ans a mis ce psaume en musique, comme exercice de fin d’année à l’Ecole de Musique Religieuse Niedermeyer dont il était élève ; cette œuvre n’a jamais été donnée en public, voici sa création parisienne toute récente par l’orchestre de Paris. Le compositeur semble avoir été particulièrement sensible aux derniers versets du psaume plus dramatiques dans leur violence presque insoutenable, évidemment davantage susceptibles d’inspirer un jeune musicien qui se destinait au théâtre :

Ô Babylone misérable,
heureux qui te revaudra
les maux que tu nous valus ;
heureux qui  saisira ses enfants
pour les briser contre le roc.

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