Le raffinement italien de la Collection Cini, à l'Hôtel de Caumont à Aix-en-Provence (06)
Publié le : 8 Mars 2022Discret, Vittorio Cini l’était assurément. Ne recommandait-il pas à quiconque souhaitait le connaître de regarder ses œuvres ? Sa collection brosse ainsi le portrait en filigrane d’un esthète, par ailleurs capitaine d’industrie et homme politique du gouvernement mussolinien avant d’être désavoué et déporté à Dachau, puis réfugié en Suisse, devenu par la suite soutien financier de la Résistance une fois rentré en Italie ; celui-ci sut s’y entourer des meilleurs historiens de l’art de son temps – Federico Zeri ou Bernard Berenson par exemple – pour constituer au XXe siècle une collection privée digne des plus beaux musées. Et si élucider les motivations profondes de l'accumulation d’un tel trésor se révèle délicat (goûts esthétiques précoces et passion de la collection ; volonté de renommée et souhait de transmission ; secrète aspiration de « racheter » par l’art une fortune partiellement constituée dans l'armement ; ou encore désir d’honorer la mémoire d’un fils trop tôt disparu ?) il n’en demeure pas moins que l'ensemble de ces œuvres se caractérise par sa splendeur et son extrême raffinement, comme le résume justement l’une des sections de l’exposition aixoise. On y croise notamment Giotto, Pontormo, Fra Filippo Lippi, Piero di Cosimo, Piranèse ou Francesco Guardi pour n’en citer que quelques-uns.
C’est avec une Adoration des Mages de l'atelier de Véronèse que s’ouvre le parcours, invitant les regards à converger vers le centre de la toile savamment ordonnée autour de Jésus nouveau-né. Acquise en 1961, l’œuvre (datée de la dernière décennie du XVIe siècle) évoque ici un Christ venant en Prince de la Paix illuminer un monde plongé dans l’obscurité : surfaces blanches et colorées animent les protagonistes d’une scène dynamisée par le mouvement centrifuge tournoyant depuis l'Enfant. Si le tableau marque l'intérêt de Vittorio Cini pour l’art vénitien – Venise est alors le port d'attache de sa fondation depuis dix ans –, il témoigne également de sa foi en une culture humaniste. Ainsi la richesse de la collection Cini se veut-elle à l’image de la prospérité vénitienne passée, et plus généralement de la somptuosité de la Renaissance italienne : seules président au choix l’exigence de qualité et la rareté des pièces qui la constituent. Se conjuguent donc à Aix des œuvres religieuses ou profanes, et des objets d’art sacré les plus variés : manuscrits, enluminures, ivoires ciselés et plats de mariage en cuivre émaillé complètent gravures, peintures et sculptures.
Telle une « chambre des merveilles » inspirée de la demeure du collectionneur sur le Grand Canal de Venise, la première section de l’exposition restitue d’emblée la diversité de ces joyaux. On y remarque entre autres un petit panneau sur bois représentant Saint Georges terrassant le dragon de Cosmè Tura (vers 1475-1480), dont la silhouette gracile, la gestuelle dansante et la préciosité des coloris évoquent le raffinement expérimental du Quattrocento à Ferrare, ville natale de Vittorio Cini, mais aussi les influences de Mantegna ou de l’art du Nord de l’Europe. Non moins splendides sont les œuvres de la salle suivante où l’art contemporain se confronte à l’art renaissant. Ainsi les créations de l’artiste Ettore Spalletti (1940-2019) conversent-elles merveilleusement avec le Christ rédempteur de Sano di Pietro (1442-1443) : à la robe rose évocatrice de l'incarnation du Christ fait homme de ce dernier répond l’impasto monochrome du triptyque sur bois Inséparables, rose (1997) de Spalletti, tandis que ses angles biseautés, discrètement rehaussés d’or, résonnent avec le fond doré auréolant le Christ du XVe siècle; la sobriété des formes contemporaines, « suspendues » et épurées, fait écho au hiératisme du Fils de Dieu peint par l’artiste renaissant, quand le bleu limpide recouvrant la chair veinée des sculptures d’albâtre de Spalletti incite à une méditation contemplative. La rencontre ajustée de ces œuvres crée ici un dialogue subtil où la représentation n’est pas une fin en soi, mais bien plutôt la révélation d’une présence essentielle située à la jonction du charnel et du spirituel, du visible et de l’invisible.
Aussi l’âme et le visage ne sont-ils pas absents de la collection Cini, comme le montrent les portraits et caricatures exposés à Aix. Le Double portrait de deux amis (1523-1524) de Jacopo Carucci dit Pontormo en est un exemple magistral : émergeant de vêtements noirs sans fioritures à peine ourlés de blanc, les visages peints à même hauteur sur fond sombre dialoguent avec les mains représentées dans le bas du tableau et concentrent l’attention. Surpris dans un aparté, les deux amis fixent le spectateur d’un air pénétré tout en désignant le feuillet qui retranscrit un passage du De Amicitia, traité de Cicéron sur l’amitié prisé des cercles érudits proches des Médicis à l’époque. S’éloignant du portrait « idéal » ou officiel de la Renaissance, le genre atteint ici des sommets dans l’attention portée à la physionomie, à la délicatesse des modelés et à l’expression des sentiments.
Non loin, deux têtes d’orientaux (1753-1755) des frères Tiepolo sont accrochées aux côtés d’un Autoportrait en singe de l’artiste roumain Adrian Ghenie, exécuté en 2015, preuve ici encore que la collection entretient des liens féconds et vivaces avec l’art d’aujourd’hui. Du vivant de Vittorio Cini, déjà, la collection ne cessait de s’enrichir en adjoignant aux œuvres vénitiennes et ferraraises des pièces majeures de l’art florentin et siennois, notamment suite à l’héritage du château de Monselice, près de Padoue, en 1940. Parmi les acquisitions montrées à l’Hôtel de Caumont, on peut ainsi admirer une très belle Vierge et l’Enfant (c. 1470-1475) tout en intériorité bien que consentant à l’offrande de son Fils, dont l’attribution hésite entre Piero della Francesca et Luca Signorelli, ou encore ces gravures des Prisons imaginaires de Piranèse (1745-1761), exposées face à leurs réinterprétations contemporaines par l’artiste brésilien Vik Muniz.
En fin de parcours, une délicate veduta gris-sépia de Francesco Guardi représentant l’île de San Giorgio Maggiore, ainsi que la Résurrection de Lazare (c. 1543) de Giuseppe Porta dit Salviati le Jeune, clôturent l’exposition conçue comme un itinéraire de vie entre ombres et lumière. Car pour abriter les chefs-d’œuvre patiemment réunis, et en dépit des ambiguïtés de sa biographie, Vittorio Cini fut également à l’origine d’une fondation abritant sept instituts dédiés à la recherche sur les arts et sur Venise, complétée à l’époque par des écoles de formation pour orphelins de guerre, mais aussi enrichie de deux bibliothèques réunissant pas moins de trois cent mille ouvrages et plus récemment d’un centre d’archives numériques. Geste d’un homme redevable envers son pays de la fortune et des trésors accumulés ? Toujours est-il qu’expositions et événements inscrivent la Fondation Cini dans le paysage culturel vénitien de manière dynamique ; il est heureux qu’elle s’ouvre et s’exporte désormais vers d’autres horizons.
Odile de Loisy
« Trésors de Venise - La collection Cini » Hôtel de Caumont - Centre d’Art
3, rue Joseph Cabassol 13100 Aix-en-Provence
Ouvert tous les jours, y compris dimanches et jours fériés, de 10h à 18h
Exposition jusqu'au 27 mars 2022