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Narthex - Art Sacré, patrimoine, création.

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Laura Lamiel, les labyrinthes inattendus de la mémoire

Publié le : 5 Avril 2019
Déroutante et complexe est l’œuvre de Laura Lamiel, comme est troublant son mystère. L’artiste, née en 1948 à Morlaix, est aussi rare que discrète. A travers l’exposition sétoise intitulée « Les yeux de W », elle nous convie à un voyage intérieur qui procède par glissements successifs de peintures en sculptures et agencements d’objets, de cavités en mondes souterrains, de « Chambres de capture » en « Cellules »… Ce faisant, elle nous invite à en éprouver les espaces enchâssés et labyrinthiques comme autant de recoins de sa mémoire et de ses territoires intimes.

Comment évoquer une oeuvre énigmatique qui trouble la vision et se joue de la perception sans risquer de la figer dans l’arbitraire d’une interprétation ? Sommes-nous seulement aptes à prendre le temps de l’apprivoisement mutuel ? Car l’art de Laura Lamiel requiert une attention fine, une écoute silencieuse, celle que l’on imagine portée à chacun des gestes et matériaux qu’elle emploie. Un art fait de combinaisons minutieuses - plus que d’accumulations - aussi troublant que fascinant...

Laura Lamiel, L'espace du dedans (vue d'ensemble)

Je pénètre dans une pièce immense, éblouissante de clarté, sol pâle, plafond cerné de néons intenses. Les murs en sont nus et les tableaux semblent avoir glissé à terre: à mes pieds s’ouvrent cinq cavités - quadrilatères de tailles diverses. Quelque chose de minimaliste cependant dans l’unité des formes et des matériaux, d’une grande élégance. Deux cavités sont garnies d’objets visiblement issus d’archives de l’artiste, regroupés par dominantes et antagonismes (tons cuivrés ou anthracites, matériaux lisses ou granuleux, mats ou brillants, produits manufacturés ou liés au corps, souvent marqués par l’usure du temps) ; une autre se remarque par l’orthogonalité de sa cloison de bois. Les deux dernières ne se devinent qu’à travers leurs incises taillées à même le sol; en émane une lumière souterraine, semblable au rai de lumière sous une porte, comme en écho à celle du plafond. Ainsi éclairées de l’intérieur, ces ouvertures paraissent peuplées d’une présence fantômatique : quelqu’un aurait vécu là, dont on ne sait s’il y vit toujours ou si n’en subsistent que ces traces… Pourtant, on ne pénètre pas dans L’Espace du dedans - titre des oeuvres de cette première salle, inspiré d’Henri Michaux : il protège sa vie privée, nous enjoint de le contourner. Que découvre cette archéologie intime de livres, boîtes et coffrets ouverts ou fermés, de dessins, photos et menus objets, de bouts de ficelle, gants, miroirs et embauchoirs de chaussures anciennes…? Car ce qui affleure semble l’indice d’un monde enfoui plus vaste, à prolonger mentalement. De quel « dedans » s’agit-il, sinon l’espace de la mémoire et de la pensée de l’artiste ? Et qu’expose-t-elle ici, sinon sa vie intérieure, tout à la fois masquée et dévoilée ?

Laura Lamiel, Les yeux de W au CRAC DE SETE

Ainsi en va-t-il de la suite de l’exposition : même tension du regard et de l’esprit face à un réel questionné sans relâche qui, toujours, se dérobe. La « cellule », architecture à l’échelle du corps, éclaire du dessous sa structure d’acier close de parois en miroirs. Refermée sur elle-même mais hantée par le regard et le reflet des spectateurs, elle dédouble la table qui meuble la cellule de part et d’autre de la paroi (l’une en cuivre à l’extérieur, l’autre en tôle à l’intérieur); évoque autant l’univers monastique que carcéral, tout comme les Chambres de capture. Seule communication entre les deux espaces : un trou de cigarette percé dans le miroir - allusion au film Un chant d’amour de Jean Genet. « Ce qui nous fait sentir la présence de l’autre, c’est la résistance à notre propre souffle » déclare l’artiste. Le regard défocalisé ne sait où se poser, circule entre le dehors et le dedans semblables formellement mais divergents matériellement. De trouble du double, signifié par le W du titre de l’exposition, il est d’ailleurs question tout au long du parcours. Qui regarde qui ici ? Laura Lamiel ne se réfère-t-telle pas explicitement à l’illusion philosophique de la « duplication du réel » énoncée par Clément Rosset*, parlant au sujet de son propre travail d’« enquêtes sur les limites de la réalité » ? Ainsi la salle suivante, dilatée à la taille du lieu, est-elle la mise en abyme de celle-ci.

Du lieu, on mesure l’importance pour celle qui cherche intuitivement la résonance avec l’espace physique du bâtiment autant que les renvois complexes entre ses oeuvres. Sur les murs de la pièce où s’expose la cellule, photos d’ateliers tirées sur fonds miroitants et porte recouverte de miroir sans tain se prêtent à un jeu de reflets presque infinis, tandis que toutes les salles s’interpénètrent par une lumière qui transperce le mur, une installation à traverser (Passageway), des réverbérations… Dans ce jeu de résonnances, Laura Lamiel peut alors déployer son oeuvre, vivante et inachevée.

Laura Lamiel, Les yeux de W (détail)

Son art est-il pour autant désincarné ? Rien n’est moins sûr : à travers ce corps absent mais suggéré en filigrane, ou plus explicite et organique, quelque chose de charnel qui mettrait la violence à distance se livre ici. Ainsi de la série Forclose montrée à l’étage : sur des tables en verre, chemises blanches nouées à la façon des camisoles de force et livres ou cahiers scellés - muets ? - retiennent ce que les miroirs posés au sol révèlent de leur face cachée : dessins rouge sang, écritures biffées de carmin… Et puis ces pelotes de fil rouge enroulées-déroulées, telles des viscères. Aux murs, des peintures, rouges elles aussi: visages dits « têtes perdues » bâillonnés de vermillon - comment ne pas songer ici aux Otages de Fautrier ? -, « racines » semblables à des veines, « bouches » exhalant leur souffle...

Laura Lamiel, Têtes perdues - Forclose

Au bord de quel abîme intérieur - vertige des profondeurs - Laura Lamiel nous fait-elle donc pencher ? Comment, en définitive, accueillir l’indicible d’une œuvre située au-delà du langage et se refusant par essence à tout discours ? Sans doute en ne cherchant pas à la circonscrire, mais bien plutôt à en éprouver la présence mystérieuse, entre ombre et lumière, par la rencontre.

Odile de Loisy

 

Laura Lamiel est représentée par la galerie parisienne Marcelle Alix qui lui consacre une exposition en juin 2019. Une monographie doit paraître sur son travail en mai 2019.

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