Jean Giono, une rétrospective entre ombre et lumière
Publié le : 11 Décembre 2019
Donner à voir une oeuvre littéraire est un exercice ardu, parfois austère
Forte d’une scénographie soignée montrant une grande variété de documents, la rétrospective Giono au Mucem a le mérite d’évoquer l’écrivain dans toute sa complexité en croisant Histoire et création littéraire. Pourtant, donner à voir une oeuvre littéraire est un exercice ardu, parfois austère. Manuscrits originaux, documents historiques et biographiques exposés en regard d’oeuvres patrimoniales ou contemporaines donnent ici vie au propos avec justesse. Chantre d’un Sud plus imaginaire que réel, Jean Giono se fait conteur d’histoires depuis son village natal de Manosque « pour lutter contre l’ennui » de la vie rurale et quotidienne, mais aussi pour « se retirer du mal » : celui de la guerre de 1914-1918 qui le mobilise fort jeune, incarnée ici par l’installation La révolte contre l’ignoble (Jean-Jacques Lebel, 2019) qui ouvre l’exposition. Ces années en feront un militant pacifiste convaincu.
Son oeuvre émerge comme une réparation salutaire par l’art
Ses trois premiers romans interrogent la place de l’homme dans une nature sauvage magnifiquement révélée sur de vastes écrans noirs et blancs.
Marqué par l’horreur des tranchées, Giono en revient avec la vocation d’écrivain même s’il est encore employé de banque jusqu’au début des années trente : son oeuvre, façonnée par un territoire autant que par cette terreur initiale, émerge alors comme une réparation salutaire par l’art. Ses trois premiers romans rassemblés en « Trilogie de Pan » en hommage au dieu grec - Colline, Un de Baumugnes et Regain - interrogent la place de l’homme dans une nature sauvage magnifiquement révélée sur de vastes écrans noirs et blancs. Bien qu’autodidacte, Giono est rapidement un écrivain célèbre; les adaptations cinématographiques de ses oeuvres par Pagnol, montrées ici en extraits, participent simultanément à sa renommée autant qu’à son étiquetage caricatural d’auteur « provençal ». Il s’engage ensuite dans les rencontres du Contadour, qui se tiennent en Haute-Provence entre 1935 et 1939 pour fédérer fidèles et amis en faveur d’un pacifisme intégral. Essais et pamphlets viennent alors compléter ses livres de fiction teintés de lyrisme et d’utopie.
Mais la guerre vient à nouveau interrompre tout espoir de paix. D’amples variations sur L’Enfer de Dante exécutées par son ami Bernard Buffet en dépeignent ici la tragédie. Le pacifisme notoire de Giono le conduit alors à une détention de deux mois au Fort Saint-Nicolas à Marseille. A cette issue s’ouvre l’une des périodes les plus controversées de sa vie d’écrivain, amplement illustrée au Mucem de documents d’intérêt historique: Giono publie des textes dans la presse collaborationniste et antisémite et demeure une personnalité en vue sous l’Occupation. Ainsi Deux cavaliers de l’orage est-il prépublié en feuilleton dans La Gerbe, hebdomadaire pronazi. Dans le même temps, il porte pourtant assistance à des personnes en danger, Juifs, communistes ou réfractaires au STO. Car les priorités de Giono demeurent la littérature, l’amitié et l’évasion dans l’imaginaire, et il n’ira jamais jusqu’à faire l’apologie du régime. Après son arrestation en septembre 1944 pour soupçons de collaboration, assortie d’une interdiction de publication pendant deux ans, Giono disculpé se recentre plus que jamais sur sa création littéraire, nourrie par ses auteurs de prédilection : Stendhal, Proust, Faulkner, mais aussi Virgile, Dante, Homère, Melville ou encore Machiavel, évoqués par la reconstitution de son lieu de travail et de sa bibliothèque personnelle (Un cabinet d’amateur, installation de Clémentine Mélois, 2019).
Comme lui, ses héros regardent le monde en surplomb.
L’homme et l’œuvre se trouveront à jamais transformés par cette Seconde Guerre : Giono abandonne sa vision antérieure un peu naïve de la politique pour rechercher un bonheur individuel opposé à l’engagement collectif précédent. Ce renouvellement passe principalement par trois voies: celles des Chroniques romanesques (parmi lesquelles Un roi sans divertissement), celle du cycle du Hussard sur le toit, enfin celle du cinéma qui fait de Giono à la fois un producteur, scénariste et réalisateur. Comme lui, ses héros regardent le monde en surplomb. « Voyageur immobile » attaché à sa maison manosquine du Paraïs, il ne quittera plus qu’épisodiquement sa terre provençale.
Giono nous révèle les paradoxes de sa personnalité
Auteur patrimonial ancré dans la culture populaire mais soucieux du style, pétri de culture savante, membre de l’Académie Goncourt, Giono nous révèle ici les paradoxes de sa personnalité. L’exposition du Mucem redonne à ce conteur de la Haute Provence et romancier féru de Stendhal une épaisseur sans doute plus profonde que ne le faisait le cliché d’homme à la pipe épris de douceur provençale: « Je ne suis pas un témoin, je suis un créateur » et « Je réclame le droit au mensonge » affirmait-il ainsi, posant la question à jamais ouverte de la vérité en art, et en filigrane celle de la responsabilité de l’artiste.
Odile de Loisy