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Narthex - Art Sacré, patrimoine, création.

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L'art, au gré du hasard ?

Publié le : 21 Janvier 2020
A Marseille, l’exposition « Par hasard » s’intéresse à la problématique du hasard dans la création artistique. Foisonnante, elle se déploie en deux lieux : la partie historique, à la Vieille Charité, explore l’émergence de la notion de hasard dans l’art du XIXe et de la première moitié du XXe siècle; la seconde, plus contemporaine, en interroge la persistance des années 1970 à nos jours à la Friche la Belle de Mai. A découvrir jusqu'au 23 février.

Fred Deux, Fou, 1952, tache de peinture et empreintes de tissu encré sur papier, Marseille, Musée Cantini © Ville de Marseille, Dist. Rmn - Grand Palais / image des musées de la ville de Marseille © Adagp, Paris, 2019

C’est un homme qui écrit sous la pluie une lettre s’effaçant à mesure (film de Marcel Broodthaers, La pluie (projet pour un texte), 1969); une tache écarlate versée sur un papier jauni (Fred Deux, Fou, 1952); des papiers déchirés de Jean Arp assemblés selon les lois hasardeuses de la chute... Et puis des Sculptures involontaires de Brassaï (1932), des « cadavres exquis » surréalistes, des compressions et expansions de César, des Tirs de Niki de Saint-Phalle, des traces d’escargots de Claude Gilli... Mais aussi les épreuves du célébrissime poème de Mallarmé (Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, édition de 1914) réinterprété en lithographies par Ellsworth Kelly (1992), une splendide Peinture de Feu (F71) d’Yves Klein (1962), des « lignes au hasard » de François Morellet ou encore des Rayogrammes de Man Ray… Pour la partie récente, on croise de fascinants tirages photographiques d’Eric Bourret (Kosmos, 2013), un assemblage d’écrans de Gillian Brett (2015-19), une toile brûlée de Christian Jaccard, une autre décolorée de Claude Viallat, des Flaques rétro-projetées de Jean-Claude Ruggirello (1990), des moisissures sous verre de Dove Allouche...

De g. à dr. : Jacques Villeglé, Fils d’acier-Chaussée des Corsaires, Saint Malo, 1947 © Adagp, Paris, 2019 Sam Francis, Sans titre, 1971, aquarelle sur papier, Marseille, Musée Cantini © Sam Francis Foundation, California © Adagp, Paris, 2019

Quelles circonstances réunissent ces oeuvres semblant issues d’un inventaire à la Prévert ? Si ce n’est, justement, qu’elles s’intéressent au phénomène du hasard sous ses multiples facettes : le doute et l’absurde, l’aléatoire, le destin et la chance, le rôle de l’inconscient, l’imagination, l’interaction avec le spectateur… Aux typologies plus ou moins judicieuses choisies à la Friche, l’exposition de la Vieille Charité a préféré un parcours chronologique. Elle y met en lumière, de manière fort intéressante, les liens entretenus entre les principaux courants de pensées et les expérimentations artistiques du XIXe siècle à nos jours autour du processus créatif du hasard.

Simon Hantaï, Sans titre, 1973, acrylique sur toile, Marseille, Musée d’Art Contemporain © Adagp, Paris, 2019

A la Renaissance, dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci invitait déjà à voir dans l’érosion et les fissures des murs quelque bataille ou paysage. Ce faisant, il en appelait au pouvoir de l’imagination du spectateur, mais aussi à une forme de lâcher-prise de la part du créateur. Au XIXe siècle, les artistes s’emparent véritablement de la question, centrale dans la création du siècle suivant. En plein essor du positivisme, la science et la découverte majeure de l’inconscient tendent à substituer à un Dieu de plus en plus contesté les lois de la nature et la magie de l’aléa. Jusqu’à devenir l’une des composantes de la modernité. Les Romantiques et les Symbolistes sont passés par là, le coup de dés de Mallarmé a achevé de jeter le sens à bas; son ambition de poème absolu le mène en 1897 à une épure qui prône l’art pour l’art. L’artiste est un « voyant » qui, à sa façon, « prophétise ». Grâce au hasard et à l’accident, il s’affranchit des règles de la représentation pour laisser jaillir un répertoire de formes libres dans l’incertitude d’un geste plus ou moins conscient. Ainsi la tache, les coulures, réactions chimiques et autres aléas permettent-ils de provoquer l’indéterminé, les créateurs imitant en cela une Nature « déesse du hasard » : « Sous de certaines souilles violentes du dedans de l’âme, la pensée est un liquide. (...) tout cela qui est dans l’abîme, est dans l’homme » (Victor Hugo, L’homme qui rit, 1869). Les paysages de ce dernier surgissent à l’encre brune sur papier trempé, les Dendrites méconnues de Georges Sand produisent d’étranges arborescences, les monotypes de Degas tendent vers une abstraction qui fait la part belle aux imperfections.

Marcel Duchamp, 3 Stoppages-étalon (oeuvre en 3 dimensions, assemblage) 1913-1914 © Association Marcel Duchamp Photo © Centre-Pompidou, MNAM - CCI © Adagp, Paris, 2019

Ce hasard repéré mais aussi combattu va progressivement être accepté. Les guerres mondiales, peu évoquées ici, vont parachever la perte de sens et précipiter le processus de l’industrialisation. Mettre le hasard « en conserve » et le systématiser, tel est le voeu paradoxal du XXe siècle. Ainsi du Stoppage-étalon de Marcel Duchamp qui en élabore un gabarit en 1913, à l’intersection de la norme du système métrique et de l’expression du hasard. Dadaïstes, Surréalistes, Nouveaux Réalistes en privilégieront tel ou tel aspect : absurde teinté d’irrévérence et de sacré pour les uns, automatisme libérateur de l’inconscient pour les autres, critique d’une société de consommation génératrice de rebuts pour les derniers. Mais bientôt, de nouveaux protocoles encadrent l’expérimentation hasardeuse : règles mathématiques, jeux méthodiques, systèmes divinatoires et combinaisons aléatoires, parfois générées par des programmes informatiques, s’en emparent avec des artistes comme John Cage, François Morellet ou Aurélie Nemours.

Vue de l’exposition « Par hasard » (4.900 Couleurs de Gerhard Richter en haut, et au sol 13.200 dés de Robert Filliou © Ville de Marseille Centre de la Vieille Charité, 2019

Dès lors, entre abstraction froide issue d’algorithmes, accidents de la matière, indéterminisme et renoncement du créateur à sa propre ingérence, quelle place lui reste-t-il ? Cet art involontaire et infime qui jaillit à tout moment dans la trajectoire d’une vie attendrait-il d’être découvert, capturé et porté au grand jour ? Et les artistes de chercher à en piéger les traces, le temps ou les reliquats de matière... Oscillant, par-delà l’idée de hasard, entre interrogation du sens et vertige du doute, et posant en filigrane la question de l’existence d’un « horloger supérieur » qui aurait ordonnancé le Tout. Ainsi aurait-on apprécié, en contrepoint de cette tyrannie du hasard, une échappée dans la chapelle de la Vieille Charité; on regrette que le panneau suspendu de 4.900 Couleurs de Gerhard Richter fasse écran, obstruant la perspective, quand les 13.200 dés de Robert Filliou gisent au sol : vision bornée ramenée à terre, nulle invitation à lever les yeux vers la coupole pourtant splendide du bâtiment. Or, percevoir l’art, n’est-ce pas consentir librement à la plénitude du sensible autant qu’à l’infini d’un mystère qu’on ne peut circonscrire? St Jean de la Croix nous y invitait en son temps : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrais, sauf pour un je ne sais quoi qui s’atteint d’aventure ».

Odile de Loisy

Toutes les informations pratiques pour visiter l'exposition en cliquant ici.

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