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Dubuffet, un barbare en Europe - au Mucem à Marseille

Publié le : 26 Juillet 2019
Peintre, écrivain et inventeur de « l’Art Brut », Jean Dubuffet (1901-1985) fut un artiste majeur du XXe siècle, mais aussi le grand pourfendeur de « l’Asphyxiante culture » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Par la critique radicale de l’art et de la culture de son temps, il en renouvela les codes en les faisant dialoguer avec les sciences humaines, prônant l’invention comme ferment de toute création. Le Mucem présente à Marseille plus de 300 œuvres issues de collections françaises et internationales, qui mêlent sa production artistique à ses recherches dédiées à l’Art Brut. A découvrir jusqu'au 2 septembre 2019.

Trublion, Dubuffet n’hésite pas en son temps à questionner les valeurs de la culture occidentale d’après-guerre, alors en crise, remettant en cause toute hiérarchie entre les arts et contestant la supposée infériorité de ceux dits « primitifs »

Préférer l‘invention à la répétition, l’informe à la forme, le décloisonnement aux rigides étiquettes : tel fut le credo de Jean Dubuffet, telles sont sans conteste l’actualité de son art et la modernité de sa pensée. Trublion, l’artiste n’hésite pas en son temps à questionner les valeurs de la culture occidentale d’après-guerre, alors en crise, remettant en cause toute hiérarchie entre les arts et contestant la supposée infériorité de ceux dits « primitifs »; d’où le titre de l’exposition initiée par le Mucem - « Un barbare en Europe » - en écho au livre Un barbare en Asie du poète Henri Michaux qui découvrait qu’au sein d’une culture différente, en pays « barbare », le « barbare » c’était lui. Resituer l’œuvre de Dubuffet au carrefour de l’histoire de l’art et de l’anthropologie, c’est pointer du doigt cette redistribution des valeurs comme fondement de notre culture contemporaine, favorisant l’émergence du relativisme culturel - sujet des plus actuels -, que l’exposition du Mucem a le mérite de le souligner.

Jean Dubuffet, Vénus du trottoir (Kamenaia Baba), Musée Cantini, Marseille © Ville de Marseille, Dist. RMN-Grand Palais / Claude Almodovar / Michel Vialle © Adagp, Paris 2019

La Vénus du trottoir (Kamenaia Baba, 1946) pourrait être l’archétype de cette « barbare primitive » qui excite la curiosité de Dubuffet. Sur fond noir bitumineux, les traits malhabiles d’une lourde « bonne femme » sont creusés dans une pâte épaisse. A la stèle anthropomorphe des steppes eurasiatiques qui l’inspire, justement montrée ici à ses côtés, elle emprunte ses traits grossiers, son regard fixe vide d’expression, la frontale robustesse de son corps dénudé. Dans ce tableau, tout est dit des recherches de notre artiste iconoclaste né au Havre en 1901 : son goût pour les productions plastiques aux frontières de l’histoire de l’art occidental, son intérêt pour l’ethnographie et les sciences humaines, sa prédilection pour le graffiti et le dessin d’enfant porteurs d’une maladresse recherchée aux antipodes du raffinement hérité de l’Antiquité gréco-latine.

Il s’intéresse aux productions d’art populaire, à celles issues du champ psychiatrique et invente la notion « d’Art Brut » en 1945.

Tenté par une carrière artistique ajournée pendant une vingtaine d’années - le temps de faire fructifier le négoce de vins paternel -, il se consacre exclusivement à la peinture à partir de 1942. C’est à la suite de ses premières prospectives - rencontre de personnalités proches des musées de l’Homme et des Arts et Traditions populaires à Paris, découverte du musée d’Ethnographie de Genève… - qu’il s’intéresse aux productions d’art populaire, à celles issues du champ psychiatrique et invente la notion « d’Art Brut » en 1945. Les oeuvres et documents divers issus des rencontres et découvertes de Dubuffet - parmi lesquelles ce courrier de Claude Lévi-Strauss manifestant son intérêt pour l’artiste - sont montrées ici de manière judicieuse en regard de ses propres oeuvres.

Jean Dubuffet, Affluence, 22-23 mars 1961, Collection Fondation Dubuffet, Paris © Fondation Dubuffet, Paris © Adagp, Paris 2019

Après les heures sombres de la guerre, Dubuffet vante une liberté joyeuse en dépeignant des scènes rurales et urbaines peuplées de figures humaines, dénuées de perspective classique.

Celui que Dubuffet entend célébrer, c’est bien « l’homme du commun », à l'opposé de l’être d’exception auquel est trop souvent assimilé l’artiste. Après les heures sombres de la guerre, l’artiste vante une liberté joyeuse en dépeignant des scènes rurales et urbaines peuplées de figures humaines, dénuées de perspective classique. Affluence (1961), issu de la série « Paris Circus », montre une foule de personnages juxtaposés sur toute la surface de la toile en une multitude de « trognes » - joues grossièrement grimées de rouge et yeux écarquillés - proches du monde du carnaval et de l’enfance. Sa fascination pour les traces anonymes laissées dans la ville nourrissent son imaginaire ainsi que sa production lithographique et picturale (Les Murs, poèmes d’E. Guillevic, illustrés de lithographies de J. Dubuffet, 1950).

Jean Dubuffet (lithographie), Eugène Guillevic (poème), Les murs, Les éditions du Livre, Paris, 1950 © Fondation Dubuffet Paris © Adagp Paris 2019

L’effervescence de la ville - foules bigarrées se pressant dans les transports en communs, inscriptions publicitaires diverses... - s’étage en plans superposés recouverts de peinture aux couleurs brouillées mais néanmoins subtiles.

Exacerbée, la volonté de Dubuffet de mettre à mal les conceptions qu’on se fait de l’altérité -et l’importance pour lui de trouver un horizon commun - le mène au Sahara, au cours de trois voyages successifs, autant qu’elle le conduit dans le métro parisien, en ethnographe non seulement du lointain mais aussi du proche et du quotidien (La Métromanie ou les Dessous de la capitale, texte de Jean Paulhan, calligraphie et dessin de Jean Dubuffet, 1950). L’effervescence de la ville - foules bigarrées se pressant dans les transports en communs, inscriptions publicitaires diverses... - s’étage en plans superposés recouverts de peinture aux couleurs brouillées mais néanmoins subtiles, peuplés de personnages maladroitement dessinés cernés de noir (Trinité-Champs-Elysées, série « Paris-Circus », 1961) et se fait éloge du banal ; de même le sous-sol aux tonalités terreuses et magma texturé du Géologue grouille-t-il de vie souterraine et recouvre la quasi-totalité du tableau, relativisant la place de l’homme - réduit à un minuscule personnage armé d’une loupe - dans l’espace et le temps.

En haut : Jean Dubuffet, Trinité-Champs-Élysées (série Paris Circus), 25-26 mars 1961. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Sandra Pointet © Adagp, Paris 2019
En bas : Jean Dubuffet, Le Géologue (série Tables paysagées, paysages du mental, pierres philosophiques), décembre 1950. © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Sandra Pointet © Adagp, Paris 2019

Habile promoteur de son art, Dubuffet demeure un artiste subversif pétri de contradictions : ce relativisme culturel ne mènerait-il finalement qu’à récuser la réalité du monde ?

Car c’est bien à une virulente critique de l’Asphyxiante culture que se livre Dubuffet dans son ouvrage éponyme qui paraît en 1968 : « Fixateur de pensée, l'appareil culturel, plomb aux ailes ». Sa production artistique en perpétuelle mutation est en effet jalonnée d’écrits et publications divers. Décentrer le point de vue, bousculer la langue, déconditionner le regard, tout est prétexte à faire table rase du passé pour mieux renouveler les conventions artistiques : livres déconstruits en jargon phonétique, dessins sommaires émanant de personnes affectées de retard mental ou de maladies psychiatriques, éloge d’un Art Brut au jaillissement incontrôlé aboutiront étonnamment au manifeste nihiliste d’Oriflammes, dernier opus produit au crépuscule de sa vie. Habile promoteur de son art, Dubuffet demeure un artiste subversif pétri de contradictions : ce relativisme culturel ne mènerait-il finalement qu’à récuser la réalité du monde ? Toujours est-il que son nihilisme facétieux et excessif le conduira à un suicide déguisé en mort naturelle, à sa table de travail (ultime pirouette ?), en 1985...

Odile de Loisy

Toutes les informations pratiques pour visiter l'exposition en cliquant ici.

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