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Art & société à la 58e Biennale de Venise : « May You Live In Interesting Times »

Publié le : 30 Juillet 2019
Cap sur la 58e édition de La Biennale de Venise (jusqu’au 24 novembre 2019) pilotée par le commissaire Ralph Rugoff, qui réunit à l'Arsenal et dans les Giardini 80 artistes sous l'ambivalente injonction : « May You Live In Interesting Times » (« Puissiez-vous vivre une époque intéressante »). Point de vue lucide et engagé du Père Michel Brière.

58e Biennale de Venise. On distingue trois volets dans la masse des propositions : une exposition qui donne son titre à l’ensemble, « May You Live In Interesting Times » (« Puissiez-vous vivre une époque intéressante »), les pavillons nationaux et des expositions annexes réparties dans toute la ville, des endroits les plus prestigieux aux recoins abandonnés. Partout, des œuvres extrêmement diverses, parfois peu connues à l’étranger, ce qui fait la singularité de la plus ancienne Biennale, créée en 1896. Partout, une incroyable manifestation de l’inventivité artistique. On y rencontrera des traces de l’Esprit.

En haut : l'Arsenale - En bas : les Giardini © Michel Brière

I. L’exposition.
Habitué par le cinéma à considérer comme décisifs les premiers instants d’un film, j’aborde un scénario d’exposition avec la même attention. La première œuvre et son dispositif orientent la totalité du parcours. Ils manifestent quelque chose de l’art de l’auteur, le curateur Etats-unien, Ralph Rugoff. Or, tout est double. Cette exposition se déroule dans les deux lieux permanents de la Biennale, l’Arsenale et les Giardini. Chacune des deux propositions, A et B, commence par deux entrées possibles de chaque côté de la première œuvre. Je dois choisir.
A l’Arsenale cette première œuvre, une peinture de George Condo (2019, Double Elvis) elle-même est double. Elle représente dans le style graffiti deux personnages qui tiennent une bouteille. C’est la deuxième œuvre à porter ce titre. La première, d’Andy Warhol, date des années 60. Même personnage dédoublé, même peinture argentée, même dessin noir. Là s’arrête la ressemblance. L’idole des sixties dédoublée, star du rock et acteur de cinéma, gardait son allure mythique. Les deux personnages esquissés par Condo frisent le ridicule.

George Condo, 2019, Double Elvis © MICHEL BRIÈRE

S’agit-il de montrer combien l’art est ambigu ? Ou d’interroger la pensée binaire qui nous a formaté ?

Au Pavillon central des Giardini, après avoir traversé le brouillard de Lara Favaretto, (2017-2019, Thinking Head) devant les slogans euphorisants que Antoine Catala, (2019, It's over) fait apparaître sur de jolis panneaux pastel gonflables …à bout de souffle, je me retrouve face à la même alternative : entre deux accès, il faut choisir. S’agit-il de montrer combien l’art est ambigu ? Ou d’interroger la pensée binaire qui nous a formaté ?
Le titre lui-même s’interprète en deux directions, au moins. Littéralement : « Puissiez-vous vivre une époque intéressante », proverbe chinois cité par John F. Kennedy, ressemble à un vœu. Mais j’entends l’affirmation de Robert Filliou, maintes fois citée : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Ou l’ironique exclamation : « On vit une époque formidable ! ». Si l’art refuse toute injonction de propagande par la seule ambiguïté, il succombe au simplisme. On le soupçonne souvent de duplicité, donc d’hypocrisie ; comme de noyer dans les discours éthérés un marché de l’art juteux. Mais à force d’échapper à toute instrumentalisation, l’art ne subsisterait-il plus seulement qu’à l’état gazeux, nébuleux ?

Soham Gupta, 2013-17, de la série Angst © MICHEL BRIÈRE

Double Elvis de George Condo est adossé à l’espace de présentation aménagé pour la vidéo de Christian Marclay (2019, 48 War movies), chaos visuel et sonore malgré une rigoureuse structuration rectangulaire. De chaque côté, une série de photos. L’une due à Soham Gupta, nocturne et verticale, nous fait croiser le regard de délaissés marginaux. Visiblement, il les aime. L’autre signée Anthony Hernandez, diurne et centrée, cadre au carré de manière iconique des figures géométriques de cités désertes.  Unifiée par la texture des panneaux de bois brut au veinage très présent, l’exposition s’offre alors librement. Mais cette distinction entre une humanité poignante cherchant l’empathie et la quête d’une cohérence abstraite peut éclairer le parcours. Sans en juguler la profusion.

Anthony Hernandez © MICHEL BRIÈRE
Christian Marclay, 2019 48 War Movies (détail) © MICHEL BRIÈRE

Les quatre-vingts artistes invités interviennent deux fois, à l’Arsenale et aux Giardini. Mais dans la multitude des œuvres proposées et quel que soit le type de proposition, certaines immergent dans une violence peu soutenable. Politique, à l’instar de l’environnements de vidéos sonores de Lawrence Abu Hamdan, (2017, This whole time there were no land mines) filmées à vif au cœur de « La vallée des cris » sur le plateau du Golan. D’autres, plus intimes, comme les autoportraits de Mari Katayama, encadrés comme des reliquaires populaires.  Elle apparaît dans son environnement surdécoré, de femme mutilée, victime d’une maladie génétique rare qui affecte ses tibias et une main. Richesse et préciosité côtoient la vulnérabilité souffrante. Faut-il entendre Saint Paul : « C’est lorsque je suis faible que je suis fort ? »

Liu Wei, Microworld , 2018,© MICHEL BRIÈRE
 
Korakrit Arunondchai, with history in room filled with people with funny names 4, garden  - 2019  © MICHEL BRIÈRE


D’autres œuvres nous invitent à contempler des possibles aux formes monumentales épurées mais inquiétantes (Liu Wei, 2018, Microworld) ou, à l’inverse, d’une inextricable complexité évoquant tous les syncrétismes comme Korakrit Arunondchai, sous forme de sculpture (2019, with history in room filled with people with funny names 4, garden) ou d’installation vidéo, avec Alex Gvojic, (2018, No history... 5) particulièrement émouvante. Une quête enfantine de ne rien choisir pour ne rien perdre ? Pour nier la mort ? Une quête éperdue.

Korakrit Arunanondchai et Alex Gvojic, No history... ,  2018 © MICHEL BRIÈRE

Ailleurs, quand la dérision se dresse en dimensions spectaculaires, elle paraît vaine au regard de l’in-quiétude du monde. Tout dépend de notre point de vue semblent rappeler des sortes de chaises d’arbitre disposées tout au long de l’Arsenale par Augustas Serapinas (2019 Chair for the Investigator ou Chair for the Invigilator). Plutôt une invitation à être vigilant… « plus qu’un veilleur ne guette l’aurore ». (Ps. 129)

Augustas Serapinas, Chair for the Investigator, 2019 © MICHEL BRIÈRE

Le fossé qui sépare l’Eglise et le monde de l’art est dû à une profonde méconnaissance réciproque.

L’Eglise ne peut désespérer de la créativité humaine : comment l’Esprit pourrait-il ne plus agir ? N’y a-t-il d’alternative qu’entre création artistique dégénérée et conservation d’une confortable redite des valeurs passées ? Le fossé qui sépare l’Eglise et le monde de l’art est dû à une profonde méconnaissance réciproque. Elle suscite méfiance et repli sur une mythique période triomphale de l’Eglise enseignante, maîtresse de la culture dominante. Une minorité combattive cherche à le creuser davantage. Serait-elle persuadée de vivre « une époque formidable » ? Sans la moindre ironie. Hors d’atteinte. Pourtant, de nombreux baptisés éprouvent une saine curiosité à l’égard de la création artistique. Dans l’art le plus authentique, ils éprouvent une sensibilisation de leur suite du Christ. Ils y discernent parfois quelque signe prophétique.

Père Michel Brière

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