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Image et présence

On réserve la notion de « culte » ou de « vénération » des images à des pratiques chrétiennes bien attestées ; mais elle réside aussi dans le quotidien de nos pratiques ordinaires des images dont nous restons trop peu conscients : les photographies du « petit dernier » insérées dans le portefeuille, les cartes postales achetées à la sortie d'une exposition, de la visite de la F.I.A.C. ou de telle galerie, l'image qui nous sert d'écran de fond sur notre ordinateur...
Publié le 25 juin 2009

Dans tous ces usages, les différents caractères des images se confondent, de leur séduction esthétique à leur réalité matérielle, à leur valeur de trace, d’empreinte, de relique. Quels que soient sa technique ou son usage, l’image est une représentation au sens le plus fort du mot, elle présente, ou plutôt présentifie ce qui est absent ou caché, que ce soit le passé, le lointain, l’imaginaire, le conceptuel. Mais l’image se caractérise en même temps par son défaut, qui est, à mon sens, ontologique plus qu’esthétique, celui de n’être toujours qu’un beau mensonge et une aguicheuse illusion : l’image n’est pas ce qu’elle représente, et la représentation ne saurait être réelle présence, chair sensible. L’expérience du deuil le dévoile avec une radicale acuité : l’image du mort dit le vide et non la présence, elle révèle le manque plus qu’elle ne le comble.

CHRISTIAN BOLTANSKI, Monuments, photographies, ampoules et fils électriques, 1985 – musée de Grenoble ©Adagp, Paris 2015

Certains des plus grands artistes de notre temps ont fait de ce défaut essentiel de l’image un des ferments de leur créativité plastique. Ainsi Boltanski fonde-t-il une partie de son travail sur l’image photographique, cette « preuve qui ne prouve rien » selon sa célèbre formule ; la photographie évoque le passé sans lui permettre de redevenir présent et montre des visages singuliers tout en révélant à quel point ils sont devenus anonymes, communs, interchangeables. Par l’image, l’enfant qui dort paisiblement ne se distingue en rien de celui qui est mort, le bourreau et la victime, le salaud et le saint paraissent équivalents.

La précision de la photographie met paradoxalement en évidence l’image comme simulacre par essence, et si Boltanski se définit comme peintre et non comme photographe,1 c’est sans doute qu’il vise à révéler la duplicité inhérente à l’ambition occidentale de la représentation telle qu’on la connaît au moins depuis la Renaissance. Le malaise que j’éprouve devant ses installations, je le comprends comme cette impossibilité où il place le spectateur de déterminer s’il se trouve en face d’un simple jeu esthétique, ou d’un condensé d’expérience humaine dans lequel la représentation est toujours une apparence de présence, un désir de présence, d’autant plus vif qu’il est sans espoir concret.

Quel culte précis peut susciter ce Monument du Musée de Grenoble, d’autant plus poignant que le caractère dérisoire des fils et des lampes fait contraste avec la forme du triptyque qui renvoie avec insistance à une expérience religieuse devenue de nos jours plus une question qu’une pratique ?

Comment regarder cette installation d’images, ces présences émouvantes et troublantes auxquelles nous croyons sans trop y croire ? Et notre désarroi se révèle d’autant plus grand que la mort d’un être – nous le savons par expérience personnelle – nous conduit souvent à remplacer le souvenir vivant de la personne par la seule évocation de son image photographique.

« Très souvent, écrit Boltanski, quand vous essayez de vous souvenir de quelqu’un qui est mort, au bout de quelque temps, vous remplacez l’image du mort par une photographie, ou plutôt par l’image de sa photographie. Comme on a souvent vu sa photographie, not re mémoire se souvient seulement de l’image photographique du vrai visage. C’est toujours très difficile de se souvenir des gens, de se souvenir d’une expression vivante. La photographie tend à remplacer la personne »2.

Gary Hill, The viewer, installation vidéo, Biennale de Lyon, 1997

Et il arrive que l’image se fasse oublier comme image au point qu’elle devienne pour ainsi dire « réelle présence ». Je me souviens de l’installation vidéo de Gary Hill, The viewer, découverte à la Biennale de Lyon de 1997 et présentée à nouveau à l’exposition Voici. 100 ans d’art contemporain, organisée par Thierry de Duve en l’an 2000 à Bruxelles. Dix-sept hommes, grandeur nature, se détachent sur un fond noir et la banalité de leurs vêtements, le caractère presque imperceptible de leurs mouvements produisent tout à coup un impressionnant effet de réel. Nous nous sentons confrontés à l’Autre, dans son irréductible altérité, dans sa présence à jamais singulière. Toute image est sans doute une rencontre : mais qui ici est spectateur ? Qui regarde qui ?

La contemplation se transforme en question, le rapport entre le spectateur et l’image devient un face à face, un corps à corps. Et cette présence de l’Autre, par et dans l’image qui nous est offerte, nous rend vraiment présents à nous-mêmes. Telle est peut-être l’ultime raison de cette « pratique » des images à laquelle nous ne cessons de nous adonner de jour en jour : recevoir de leur regard le don de notre véritable Présence.

Paul-Louis Rinuy

(1) Voir par exemple ce jugement de Serge Lemoine, dans un entretien avec l’artiste : « Tu es l’un des premiers à avoir utilisé la photographie, tu as notamment « inventé » la photo de famille comme mode d’expression. Tu peux très bien reprendre à ton compte la formule de Schwitters en la paraphrasant : « Je suis peintre, je fais des photos », in Serge Lemoine – Christian Boltanski, Galeries Magazine, janvier 1994, p. 13.
(2) Christian Boltanski, Les Suisses morts, catalogue d’exposition, Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, 1993, p. 97.

 

Article extrait des Chroniques d’art sacré, numéro 73, 2003, © SNPLS

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