Voir toutes les photos

Récit du jeu de l’œuvre, un cheminement « in-attendu »

Choisie pour faire partie du corpus d’un mémoire (5 œuvres, comme 5 événements de départ en Théologie des Arts), ce n’est pas tant son sujet qui avait été ici retenu, que son mode opératoire, la façon dont elle s’est révélée esthétiquement et spirituellement, dans un véritable corps à corps, en accord.
Publié le 03 décembre 2025

Sacré-Cœur, huile de George Desvallières (1)(1905) 

Cette œuvre m’est apparue la première fois en reproduction photographique fin 2018.  Elle m’a heurtée physiquement et spirituellement. Son sujet est difficile à soutenir visuellement  tant la représentation est éloignée des représentations « habituelles » du Sacré-Cœur qui, de  surcroît, ne soulèvent rien spirituellement, pour moi. Ni adhésion particulière ni rejet (quoique ?), mais une sainte indifférence à une iconographie dans laquelle je ne (re)trouve, ni  ne comprends l’expression de/du Sacré-Cœur (2)

Je n’ai pas cherché à la revoir, voire, je l’ai même délaissée volontairement, n’arrivant pas, et  aussi – je dois l’avouer – ne souhaitant pas entrer en dialogue avec cette œuvre, à la regarder  sereinement. Est-ce d’ailleurs possible ?  

Le côté crayonné, les couleurs et l’aspect du corps, le geste … tout me rebutait. C’était trop  fort, trop cru, repoussant. J’en éprouvais même un malaise physique, un sentiment profond  d’inconfort. J’ai pris de la distance sans y apporter d’importance. Je « passais mon chemin » (Lc  4, 30). (3) 

Pendant tout ce temps, en fait, et je ne l’ai réalisé que bien après, l’œuvre parcourait en moi son chemin. Surgissant sans prévenir, les questions montaient : qu’est-ce que le Sacré-Cœur ?  Pourquoi suis-je, à ce point, dérangée ? Alternance de silences et de réflexions, un va-et-vient  opérait doucement mais surement, silencieusement. Plus le temps passait, plus je pressentais que l’interprétation était en fait, juste dans son dépouillement, vraie et criante dans sa violence  et douceur picturale.  

Ici, le Christ est actif physiquement et tout à la fois immobile. Il s’entrouvre lui-même  le cœur et la tension de ses bras, de ses mains, de ses doigts est palpable au plus haut point :  j’en ai mal en le regardant. Ses articulations, ses muscles et ses veines sont saillants. Ses doigts  sont engouffrés dans sa propre chair. Ses mains au plus près de son cœur (4). Telles deux tenailles  fermes, ses deux bras exercent un écartèlement volontaire inhumain. Déchirure. Tension et  souffrance, d’une part

C’est véritablement désagréable. Puis, j’ai été réveillée en pleine nuit, à deux reprises,  avec précisément des réflexions qui montaient presque à mon insu dans une contemplation  inconsciente, aveugle car nocturne, à double distance car en souvenir, en absence de l’œuvre et  non de l’œuvre elle-même, mais d’une reproduction photographique. Le Sacré-Cœur, dans son  architecture, se dresse en arrière-fond dans sa blancheur et sa rectitude désignant un divin  majestueux : hiératique et sans tâche.  

Au premier plan, c’est l’humanité meurtrie du Christ crucifié, maculé et courbé qui se penche,  s’incline vers la terre, vers l’humanité souffrante. C’était comme si la distance (espace et  temps), au sein de cette expérience esthétique, ne contribuait qu’à faire surgir l’œuvre pour  mieux y revenir, autrement. L’œuvre advenait par touches successives comme une lente  apparition s’accordant à un rythme mystérieux, celui d’une réception corporelle, visuelle, sensible et spirituelle. Lors d’un deuxième réveil nocturne, j’ai réalisé que le Christ était nulle  part : par l’absence de représentation de ses membres inférieurs, il est suspendu, dans l’espace  comme dans le temps : il ne touche visiblement pas terre. Il est même représenté dans une niche  ou ce qui pourrait être une chapelle latérale ajourée d’une église, sous une voûte de pierre, mais,  sans fond, dans un entre-deux, un nulle part. Un simulacre d’intérieur où l’extérieur est  omniprésent.  

En réponse à cette impression visuelle de temps suspendu et d’espace improbable, je remarquais  aussi le traitement « or » du fond de la toile, « façon icône ». Ce fond qui ne révèle rien de naturel (une couleur totalement irréelle) manifeste une intemporalité, l’éternité divine, la Gloire  dans la tradition orthodoxe des icônes.  

Même le sujet, le Sacré-Cœur, est hors contexte narratif de la vie historique du Christ. Il est le  fruit d’une méditation contemplative qui ne peut être faite qu’au pied de la Croix. Les réalités  symbolisées se superposent : terrestres et célestes ; humaines et divines ; lieu géographique  architectural, cultuel et réalité spirituelle, charnelle, éternelle. Tout un ensemble de tensions  dialoguent pour une contemplation sans fin. Le corps meurtri, rugueux, noueux, courbé, taché  et proche, tranche avec le corps architectural blanc, lisse, droit, rigide, froid et distant. Nous  sommes hors de tout récit historique et en même temps, visiblement, dans le cycle de la Passion  et en pleine vision de l’auteur, George Desvallières, (5) qui, dans les contrebas de Montmartre en  promenade, à travers la vision du monument architectural et de la misère humaine présente sur  ses flancs, est lui-même saisi par la présence christique symbolique déversant des flots de  miséricorde sur les pans de l’humanité blessée et meurtrie par les affres de la vie. Surgissement  de l’œuvre pour l’auteur.  

À partir de ce moment, il était clair que je devais voir ce tableau « de mes yeux de  chair » (6) (Jb 19, 23-27) et tout mettre en œuvre pour y parvenir. J’y ai perçu comme un appel  personnel et sans savoir pourquoi (ni pour quoi), je savais qu’il me fallait y aller. Une fois  rentrée dans la compréhension, ou tout du moins la compréhension de l’interprétation, je  désirais rentrer dans la matérialité de l’œuvre pour tenter de la percer toujours plus : elle  m’attirait à elle.  

[J’ai eu la possibilité, totalement imprévisible – car en collection privée – de pouvoir la  contempler en silence, seule, dans un face à face d’une heure.]  

Tout fait obstacle dans ce tableau et l’ouvert (le seul passage vivant d’où s’écoule un  mince filet de sang) est cette déchirure insoutenable et impensable du cœur. Pour le recevoir, il  faut « con-sentir », accepter ce qui se donne. Dans ces couleurs d’un aspect sale, maculé (marron, gris), c’est la douceur des yeux fermés, grande paix et patience silencieuse d’un geste  figé dans l’éternité, qui apparaît très lentement car la vue, est en quelque sorte, « obsédée » par l’horreur du geste de la scène. Il m’en aura fallu du temps pour découvrir et voir enfin, recevoir  ces (ses) yeux fermés et ce visage sans tension. Infinie douceur et patience, abîme d’amour, d’autre part.

Le regard qui nous observe, qui nous invite est en fait le cœur ouvert. Et comme pour manifester  ce point « nodal » (7) du tableau, une tache brillante et blanche manifestant la souffrance de la  chair luisante, en sueur quasi humide visuellement, tactilement, vient comme indiquer à l’œil  et à l’esprit : « regarde, Tout, est là ! », silencieusement. Même le sang est dans la retenue : il  ne nous éclabousse pas, ne s’impose pas visuellement. C’est un « fin murmure » venant s’écouler presque goutte à goutte. La découverte de la goutte de peinture sur le pagne du Christ  m’a donné un frisson : elle se comporte comme le sang qui dégouline, là maintenant sous mes  yeux, détail « in-volontaire ? », performatif. Il faut le voir pour y croire, il faut le voir pour se  laisser toucher. 

 

 

 

 

 

 

 

En m’éloignant physiquement du tableau, je constate que le Christ, par son bras droit replié,  excède le corps architectural de pierre qui semble le dominer et par son bras gauche, replié aussi  et pas totalement représenté sur la toile, excède « son » propre cadre. Rien et nul ne peut le  contenir : puits sans fond et sans fin. Dieu fait homme

 

 

 

 

Si les hommes ont manifesté sa gloire en élevant toujours plus haut les édifices, le Christ  s’abaisse lui-même au plus bas en « s’anéantissant à la mort et à la mort sur une croix » (Ph 1,  8). « Folie pour les hommes ; Sagesse de Dieu » (Cf. 1 Co 1, 25). D’ailleurs, à bien y regarder,  la blancheur la plus éclatante est bien celle de son pagne et non celle de la basilique. À travers  tous ces détails qui n’en sont pas, je ne cesse de voir la justesse des interprétations profondes

de l’auteur. Il s’opère un va-et-vient entre intérieur et extérieur où se joue une théologie toute  en retenue (apophatique) comme au bord mais bien manifestée pour qui veut bien la considérer  avec une assiduité qui engage les sens. Le Christ incarné y est plus impressionnant que le  bâtiment pourtant de taille et l’architecture de pierre demeure maintenue à l’arrière. Seule la  colonne semble « répondre » dans sa forme à la posture bienveillante du Christ abritant et  accueillant tout homme. Inutile de symboliser ce Christ qui est déjà lui-même bois de la Croix  dans sa posture, son traitement chromatique et son cœur saignant, souffrant par amour, sauf à  vouloir s’éloigner de la réalité iconique qu’il engage. Tout ici, peut être lu dans les deux sens, sans s’opposer, mais dans une tension exigeante, infinie telle une ligne de crête, celle où le  Christ semble lui-même se tenir en équilibre : à la fois droit et courbé, dans un intérieur tout en  extérieur, entre ouvert et fermé, entre humain et divin. Le « ciel » bouché est manifesté à  l’aplomb du cœur qui s’entrouvre. Passage étroit où l’humanité est invitée à s’engouffrer dans  un accueil inconditionnel. Même le bois du cadre de l’œuvre alternant noir et doré semble  empreint de signification et c’est bien la Gloire (le doré) qui englobe, passe et dépasse la  souffrance et la mort (le noir) qui n’aura pas le dernier mot. 

Après une réaction épidermique première, rappelant de ne pas s’engourdir dans une  habitude mortelle, au sens où je me figerais dans une accoutumance à l’œuvre, je suis invitée sans cesse à me réveiller, à me laisser interpellée (« éveille-toi Ô toi qui dors !»), pour que, dans un sursaut (salutaire), je sois rappelée à la Vie.  

« L’œuvre d’art authentique a cette capacité spirituelle de briser les miroirs dans  lesquels nous nous voyons ou qui nous renvoient l’écho de nos voix et de nous transformer en  regardants regardés et en écoutés écoutants (8)». 

 

Aude Viot Coster
Autrice et théologienne des Arts 

Notes

  • (1) Peintre français (1861-1950). Esprit libre et curieux de toutes les formes d’art, Desvallières fut l’un des fondateurs  du Salon d’automne, inauguré en 1903 au Petit Palais. Son retour à la foi chrétienne attisé par l’expérience  douloureuse de la première guerre mondiale (avec la mort de son fils Daniel) en fit l’un des plus actifs défenseurs  du renouveau de l’art sacré, formant aux côtés de Maurice Denis une jeune génération d’artistes chrétiens à travers  les Ateliers d’Art Sacré.
  • (2) Il est d’ailleurs intéressant de voir combien ce thème est devenu identitaire : à quelle réalité renvoie le symbole  désincarné du cœur surplombé d’une croix aujourd’hui ? et même lorsque ce symbole est apposé sur un « Christ  souriant et bien portant » où toute trace de l’unique offrande et souffrance d’amour n’est plus apparente, où les  stigmates sont effacés ?
  • (3) En décrivant ce moment, je pense explicitement au passage de l’évangile selon St Luc 4, 30 : « Mais lui, passant  au milieu d’eux, allait son chemin … ».
  • (4) FRANÇOIS, pape, 2013-2025, Dilexit nos, Il nous a tant aimés, Lettre encyclique sur l’amour humain et divin du  Cœur de Jésus-Christ, Éditions Artège, 2024, p.25 : « Le Christ n’a pas voulu beaucoup nous expliquer son amour  pour nous, mais Il l’a manifesté par ses gestes ». Son dire est un agir pressant nous mettant nous-même, à l’œuvre.
  • (5)  Catherine AMBROSELLI DE BAYSER, Priscilla HORNUS, Thomas LEQUEU, Catalogue raisonné George  Desvallières, Paris, Somogy Éditions d’art, 2015, p. 248. « L’artiste a souvent raconté ou écrit comment lui est  venue l’inspiration de ce tableau. Un soir de 14 juillet, au début du siècle, alors qu’il se promène sur les boulevards  au son des accordéons, des chants de femmes l’interpellent […]. Et le ciel était si clair, les étoiles scintillaient, le  Sacré-Cœur dominait toute cette scène et malgré moi, mon cœur a vu le Seigneur Jésus-Christ qui se penchait vers  ces créatures, ouvrant son cœur, leur demandant l’amour qui sauve seul, et leur disait « Voici le chemin ». C’est  pourquoi j’ai fait un Sacré-Cœur qui, pour moi, était l’évocation de cette scène ». Desvallières en 1930.
  • (6) Nous faisons référence ici au Livre de Job par analogie dans la perspective d’un face à face véritable. Job crie  dans sa plus folle espérance qu’il sait qu’il verra Dieu de ses yeux de chair : « Je sais, moi, que mon libérateur est  vivant, et qu’à la fin il se dressera sur la poussière des morts ; avec mon corps, je me tiendrai debout, et de mes  yeux de chair, je verrai Dieu. Moi-même, je le verrai, et quand mes yeux le regarderont, il ne se détournera pas ».
  • (7) Christoph THEOBALD, « Art et théologie », dans D. Hétier et J. Cottin (dir.), Actes du colloque international et  œcuménique, La théologie au risque de la création artistique, De l’apparaitre à l’envol, Paris, Éditions du Cerf,  « Cerf Patrimoines », 2018, p. 39. Moment où tout se noue et se dénoue.
  • (8) Christoph THEOBALD, op. cit. p. 51.
Contenus associés
Commentaires
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

INSCRIPTION NEWSLETTERRecevez quotidiennement nos actualités, les informations des derniers articles mis en ligne et notre sélection des expositions à ne pas rater.