
Décrite dans le seul Evangile selon Saint Luc (Luc 1, 26-38), l’Annonciation faite à Marie avec l’Archange Gabriel est une scène typique de l’iconographie chrétienne. Elle sera cependant beaucoup plus détaillée dans l’ouvrage de référence des peintres de la Renaissance dans : La Légende Doré de Jacques de Voragine. Ce livre permettra de la représenter avec une grande symbolique et dans un espace précis et unifié : l’hortus conclusus ou un jardin clos (symbole depuis le moyen-âge de la virginité de Marie), une colonnade, parfois une chambre et le lit de Marie, son livre, la présence du Saint Esprit qui apparaît sous la forme d’une colombe portée par des lumières, l’évocation d’Adam et Eve chassés du Paradis après avoir désobéi à Dieu. (Certains de ces détails tomberont en désuétude, au cours des siècles en occident).
C’est aussi un des thèmes privilégiés de l’art chrétien, le thème d’un passage d’un état à un autre aussi bien dans l’art byzantin que dans l’art occidental. Les artistes ont alors fréquemment représenté l’Archange Gabriel comme l’annonciateur qui tient un lys (symbole de la virginité et de la pureté de Marie), la Vierge Marie surprise ou troublée (conturbatio) aux paroles de l’Ange comme l’annoncée réceptive, souvent en train de lire des textes (soulignant la dévotion de Marie à la lecture des Ecritures) dans sa maison ou dans son jardin de Nazareth en Galilée, les mains jointes en prière ou croisées. Ce geste étant vu comme un signe d’une humble acceptation conformément à ses paroles dans (Luc 1, 38) : « Voici la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole ». L’Esprit Saint est traditionnellement désigné sous la forme d’une blanche colombe. Une pintade se dirige parfois au pied du prie-Dieu de Marie. La perspective se trouve souvent peinte dans de grandes dalles de marbre et dans des colonnes plus ou moins grandiloquentes. Dans leur forme la plus complète et la plus courante, les représentations occidentales de l’Annonciation montrent Marie à droite et l’ange à gauche. Quant aux gestes de l’Ange Gabriel, il tend la main ouverte vers Marie comme pour apaiser sa crainte. Ce geste correspondrait à la signification visuelle de ses paroles : » Tu es bénie entre toutes les femmes. » (Luc 1, 28.)
A la Fondation Louis Vuitton cet automne, une monographie mémorable réunissant plus de deux- cent-soixante-dix œuvres (de 1962 à 2024), présentée sur Gerhard Richter sera pour nous le prétexte à mettre en lumière les sources d’inspirations et les processus de création entre deux artistes très différents traitant justement de ce thème de l’Annonciation.
Par un jeu d’emprunt à la grande peinture classique du XVI° siècle, d’une Annonciation faite par Titien en 1563-1565, Gerhard Richter composera une autre Annonciation en 1973 plus moderne. Une œuvre éminemment palimpseste, rendant peut-être plus ou moins accessible cette exigence d’une culture traditionnelle de l’art religieux autour d’un sujet qui est loin d’être banal, en tout cas en l’interrogeant sur tout son mystère. Nous nous demanderons alors si la traduction du Titien qui est filtrée par Richter modifie notre perception de cette Annonciation somme toute très conventionnelle ? Si copier un tableau de maître ne le « désacralise » t-il pas ?
Eric Verhagen, a rédigé un article dans la revue d’Histoire de l’Art de l’Académie de France à Rome ayant pour titre : Rendre l’inexplicable accessible. Les Annonciations d’après Titien de Gerhard Richter (1) répondent-elles alors à nos questions ?

L’auteur explique que les Verkündigungen nach Tizian. (Annonciation d’après le Titien), 1973 sont un ensemble de six tableaux qui prennent comme référence, une œuvre du Titien. Les numéros d’inventaire de la série mentionnent bien qu’il y en a une figurative et cinq autres compositions plus abstraites en couleur, au délavage croissant. Richter aurait découvert l’existence de ce grand maitre au cours d’une visite à la Scuola Grande di San Rocco à Venise et il achètera une carte postale du tableau représentant l’Annonciation du Titien. La copie deviendra une version pour sa propre délectation. Mais, Richter n’a pas fait que reproduire simplement une œuvre, il s’en est inspirée.
Ce n’est pas un plagiat, ni une copie, ni une interprétation, mais plutôt une inspiration, voire une déclinaison abstraite d’une interprétation.
En réalité, cette image source ne provient pas uniquement d’une photo, mais elle est bien issue d’une rencontre véritable entre Richter et Titien, au cours d’une déambulation en Italie. Cette rencontre a entrainé son désir de peindre une sorte d’image mémorielle issue du patrimoine religieux. Dans un entretien accordé en 1974 à Gislind Nabakowski, l’artiste se contente d’affirmer avoir trouvé le tableau du Titien « bon » mais Richter n’a jamais formulé de réponses satisfaisantes pour justifier son appropriation ni ressenti le besoin d’argumenter le fait qu’il ait jeté son dévolu sur cette peinture de la Renaissance italienne. Il aurait même échoué dans cette tentative de copier.
Dans les années 1973, l’exploration de cette carte postale deviendra alors le support d’un médium qui amènera Richter à élargir progressivement le champ de la peinture, en déconstruisant les perspectives et les visons réalistes (ou celles de la réalité d’un tableau), pour mieux les réinventer. Richter ira jusqu’à détruire parfois complètement la lisibilité de cette représentation ; car l’artiste allemand insatisfait du résultat, réalisera cinq variations qui iront en se dissolvant progressivement, en s’altérant totalement.
Il n’est pas surprenant de constater que pour l’artiste allemand, son atelier sera le laboratoire de ses recherches, de ses explorations, de ses découvertes, de ses fulgurances, de ses doutes, et où il n’aura de cesse de questionner le monde en représentant des images figuratives vers des images de plus en plus abstraites. Il se disait d’ailleurs « faiseur d’images ». Cette démarche singulière conduit Richter à approfondir le geste de peindre à travers une technique particulière qu’est le « floutage » ; c’est-à-dire une sorte de désagrégation progressive de la surface picturale arrivant ainsi à une sorte de traces mémorielles hâtivement brossées qui transforment les œuvres de la série « Annonciation » de la pure figuration vers la pure abstraction. Il fait glisser le pinceau sur les couleurs encore humides pour produire cette impression de flou. Richter dira aussi « Dans un premier temps je n’avais pas l’intention de dissoudre le tableau. Je voulais en faire une copie conforme, peut-être pour posséder un beau Titien. Je l’avais vu à Venise et je pensais en le contemplant que j’aimerais bien avoir ce tableau. Au début, j’avais envie de faire une copie pour avoir une belle œuvre chez moi, une pièce de cette époque, où la beauté et la sérénité étaient possibles »
Il affirmera que le flou est révélateur de son esthétique de l’échec, de son rêve de posséder un Titien !
Parfois, il utilisera le procédé du recouvrement de la matière et il avouera lui-même : « par honte, par pitié ou sentiment religieux ». La trame de cette répétition symbolique devenant alors purement symbolique. Ce n’est qu’en respectant l’emplacement des tons rouges (la tunique de l’ange Gabriel, le manteau, le tapis rouge posé, le voile du Temple sur la balustrade), des tons plus jaunes (rayons de lumière, ailes de l’ange), et des tons noirs (vêtement et voile de la Vierge Marie, les nuages) que nous arrivons à dérouler le fil qui permet de faire notre propre identification à la matrice d’origine. Une telle œuvre indique qu’estomper les contours du sujet sans l’effacement total permet d’être en phase avec la matérialité du tableau, de s’en éloigner et de travailler par métonymie. Mais alors que les artistes de la Renaissance ont le souhait de représenter les scènes de façon plus « réaliste », Richter reprend seulement les codes en usage en modifiant les règles de la représentation. Son tableau et ses variations représentent toujours l’Archange Gabriel saluant la Vierge Marie et l’interrompant dans sa lecture de la Bible pour lui annoncer qu’elle est destinée à donner naissance au fils de Dieu.
En conclusion, nous nous demanderons si le mystère de l’événement biblique de l’Annonciation peut -être mis en parallèle avec les pensées de Richter en reprenant ces mots : » Peindre c’est créer une analogie avec l’imperceptible et l’inintelligible qui prend ainsi forme et devient accessible » Le tableau devenant une possibilité de rendre l’inexplicable un peu plus intelligible, en tout cas plus accessible.
Cette exigence formelle et spirituelle placera alors Richter au premier rang des grands artistes visionnaires, au rang des artistes défenseurs de la liberté de création. Avec un thème couramment représenté dans les arts visuels depuis les premiers temps du christianisme, nous pouvons aussi affirmer que Richter érige en volonté une certaine filiation avec les grandes œuvres muséales du passé.
Nous sommes ainsi à l’évidence dans la manifestation la plus éclatante de la puissance divine, de l’irruption du divin dans un être incarné : la Vierge Marie. L’étonnante réponse de Marie, à l’annonce faite par l’Ange Gabriel envoyé par Dieu, de sa maternité, est et sera encore une attitude modèle pour le chrétien d’aujourd’hui qui cherche à accueillir la Parole de Dieu : » Que tout se passe selon ta parole ».
Jeanne Villeneuve






