«Mieux vaut laisser aux dits d’amour leur étendue, pour que chacun en tire profit selon sa façon et la richesse de son esprit, que de les restreindre à un sens auquel ne s’accommodera pas n’importe quel palais» écrit Jean de la Croix dans le Prologue à l’Explication des Chansons entre l’âme et l’Epoux.
Ainsi le cancion (chanson), tel le Cantique spirituel (CS) de Jean de la Croix, est un poème d’amour que l’on peut apprécier pour son charme. L’élan du désir amoureux s’y exprime dans toute sa jeunesse et sa fraîcheur. Le poème évoque l’ «amoureuse aventure» d’une jeune femme qui rejoint, de nuit, son amant et s’unit à lui. L’image de la «blessure d’amour» et les lieux intimes invitant au sommeil semblent évoquer une relation sentimentale. Cependant le poète choisit cette métaphore amoureuse pour symboliser l’union de l’âme à Dieu.
Le Cantique spirituel est d’abord un poème d’amour. Jean de la Croix emprunte la métaphore amoureuse de la «blessure d’amour», du «cœur blessé», «des flèches» à Pétrarque, poète italien du XIVème siècle, qui chante son amour douloureux pour Laure de Noves dans son Canzoniere avec force métaphores, allégories et comparaisons. La perspective change avec Jean de la Croix, puisque l’âme-épouse est la première touchée et captive:
Mais où t’es-tu caché
Me laissant gémissante mon ami,
Après m’avoir blessée
Tel un cerf tu as fui… » CS 1
L’image du rapt du coeur et de la captivité amoureuse est aussi empruntée à Pétrarque:
Pourquoi l’ayant meurtri,
N’as-tu pas soulagé ce cœur blessé
Et, me l’ayant ravi, (robado)
Pourquoi l’avoir laissé
Sans emporter ce que tu as volé ? (el robo que robaste) 9
L’Epoux, à son tour, est blessé d’amour :
Sur mon cou tu l’as vu (ce cheveu),
Captif il t’a laissé
Et à l’un de mes yeux tu t’es blessé. CS 22
Le cadre harmonieux et les lieux clos évoquent l’intimité amoureuse «au profond du cellier», «pénétrons plus profond dans les fourrés», «aux cavernes élevées qui sont si bien cachées» :
Elle est entrée, l’épouse,
Dans le verger amène et désiré
Et à son gré repose,
Son cou vient s’incliner
Sur la douceur des bras du bien-aimé. 27
La scène se clôt sur le sommeil de l’Epouse :
Ne touchez pas au mur
Pour que l’épouse ait un sommeil plus sûr. 30
Le sens de la métaphore amoureuse se dévoile dans l’Explication des Chansons qui traitent de l’exercice d’amour entre l’âme et le Christ, son Epoux.
Prenons l’exemple de « la blessure d’amour » dans l’Explication 7: «Il y a trois manières de souffrir d’aimer pour l’ami selon les trois formes de connaissance que l’on peut avoir de lui. La première est appelée «blessure», laquelle est plus légère et passe plus rapidement, parce qu’elle provient de la connaissance que l’âme reçoit des créatures.» En effet celles-ci n’apportent pas de réponse aux interrogations de l’Epouse. «La deuxième (manière de souffrir d’aimer) est appelée « plaie» (…) et l’âme se sent par elle cruellement lacérée d’amour. Et cette plaie ouverte qui dure vient à l’âme de la connaissance des œuvres du Verbe incarné et des mystères de la foi.» «La troisième façon de souffrir d’amour est comme « mourir », ce qui est comme avoir la plaie tournée en ulcère (…) Et ce mourir d’amour est causé dans l’âme par une touche de très haute connaissance de la divinité qui est ce «je ne sais quoi» (no sé qué) (…), car, de même qu’on ne le comprend, de même non plus on ne sait le dire, bien qu’on sache le sentir.» Cela relève, selon Jean de la Croix, de l’expérience mystique ineffable.
L’image du «verger amène et désiré» prend aussi un autre éclairage, celui de l’ «hortus conclusus» (jardin clos) du Cantique des Cantiques qui touche au mystère divin incommunicable: «Après que l’âme a été quelque temps fiancé au Fils de Dieu, en un entier et suave amour, Dieu l’appelle et la met dans ce verger fleuri qui est le sien pour consommer avec lui ce très heureux état de mariage, où il se fait une telle union des deux natures et une telle communication de la nature divine à l’humaine que, sans qu’aucune ne change son être, chacune semble être Dieu, bien qu’en cette vie cela ne puisse se faire parfaitement, bien que cela soit au-dessus de tout ce qui peut être dit et pensé.»
Ainsi la métaphore amoureuse n’est pas hasardeuse, elle nous révèle «un no sé qué» du mystère divin.
Martine Petrini-Poli
Le 19 juin 2013