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Narthex - Art Sacré, patrimoine, création.

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L'alphabet du Verbe de Dieu

Publié le : 26 Juin 2009
Il n'est guère de civilisations qui ne confèrent à l'écriture une origine sacrée : c'est l'Égypte, où le dieu Thot l'aurait inventée et léguée aux hommes, ce sont les civilisations du Livre où la Bible comme le Coran sont supposés Paroles même du Tout-puissant dictées à l'homme : Moïse ne reçoit-il pas de Dieu même le Livre de la Loi, écrit de toute éternité des mains du Créateur ?

Partout, de la Chine à l’Occident, écrire est considéré comme un acte sacré, qui donne, plus que le pouvoir du savoir, le respect dû au secrétaire de Dieu. Le christianisme conduit cette tendance à son apogée en faisant du Messie attendu le Verbe de Dieu....

Dans cette mouvance, écrire est aussi un acte artistique qui fait du scribe un peintre soumis aux objectifs de perfection liés à sa fonction d’écrivain du sacré. Le hiéroglyphe se contemple pour sa beauté autant qu’il se donne à lire, les caractères chinois s’inscrivent dans un carré parfait et leur calligraphie s’effectue selon un ordre précis et codifié, l’écriture des noms d’Allah sur les murs des mosquées implique la convocation des plus grands artistes, les quadrata monumentales des inscriptions latines relèvent d’une savante esthétique de gravure sur pierre, et le copiste médiéval est un moine savant dont le travail liturgique d’écriture requiert des exigences de perfection.

 
Début du cantique d'Habacuc, Psautier de Corbie, vers 800

Contrairement aux écritures anciennes où le pictogramme est intrinsèquement image, les écritures indo-européennes reposent sur un système alphabétique abstrait graphiquement plus simple : est-ce pour compenser ce déficit en images que l’occident a développé cet art qui lui est spécifique de la lettre-image, dite lettre ornée, devenue bientôt la quintessence de la création artistique médiévale ?

Il faut évoquer aussi les raisons culturelles et spirituelles de la mutation du rapport au livre : alors que la civilisation classique gréco-latine donne la primauté au texte écouté lors de lectures publiques à haute voix, le Livre de la Révélation chrétienne revêt un usage de célébration liturgique et de méditation personnelle. Il est fait pour être non seulement vu mais contemplé comme le lieu sacré où s’énonce la Parole de Dieu. Sa lecture ne se fait pas de manière continue, mais selon les répartitions des lectures liturgiques. La valorisation graphique et picturale des initiales provient de ces pratiques textuelles : l’initiale ornée permet de charpenter l’architecture du texte, de faciliter la lecture discontinue de la liturgie en soulignant des repères.

Mais surtout l’initiale ornée confère au texte écrit la puissance déclamatoire propre à la lecture liturgique : elle donne à voir la solennité sacrée du texte qu’elle initie. En sortant d’une logique linguistique, la lettre ornée donne au mot la valeur du cri de la prière ou de l’acclamation. Il faut enfin évoquer des raisons graphiques à cette évolution du signe alphabétique : les onciales arrondies, qui se substituent entre le IIe et le IIIe siècle à la cursive classique, se prêtent naturellement, par leur souplesse, aux déformations graphiques tandis que les rigoureuses écritures romaines sollicitent moins l’imaginaire.

Initiale de l'Incarnation, Livre de Lindisfarne, f°29, fin VIIe siècle

C'est en Irlande et en Northumbrie, au début du VIIe siècle, qu'apparurent les fusions les plus troublantes de l'écriture et du dessin. En cette terre d’élection du monachisme, où la vénération du livre revêt plus qu’ailleurs une importance mystique, les moines développent le principe de pages-tableaux où l’écriture se libère de sa fonction signifiante : les premières lettres de chaque évangile, démesurément agrandies pour occuper la pleine page du livre, combinées pour former un monogramme, s’assemblent, se fondent insensiblement en une autre, se dissolvent en rubans d’entrelacs, pour former une composition graphique qui échappe aux codes de la communication. Ainsi l’incipit de l'Évangile selon saint Matthieu, Christi autem generatio... (« Généalogie du Christ »), dans le manuscrit copié au monastère de Lindisfarne au Nord de l’Angleterre, est composé des trois lettres grecques (X, P et I) formant le monogramme du Christ et se poursuivant de la suite du texte évangélique en latin.

Comme ce sera aussi le cas, jusqu’à nos jours, pour la calligraphie arabe, il semble plus pertinent à ces moines épris de transcendance d’épeler le nom de Dieu par le travail graphique et abstrait autour des lettres de son nom que d’évoquer son visage à jamais inconnu. Le scribe ne se contente pas d’associer lettres grecques et latines : il achève de perturber la lecture du texte en mêlant ces signes de l’écriture classique à des symboles primaires celtiques, l’entrelacs, inanimé ou zoomorphe, la spirale.

Le monogramme est noyé sous un dédale de lignes qui s’enroulent et se déroulent à l’infini, et les lettres, savamment perturbées, hiérarchiquement dégradées, alternativement colorées, remplies, étirées, dilatées, contractées, défigurées, entrelacées, sont volontairement éloignées de la clarté nécessaire à la lecture. L’alphabet a perdu sa valeur référentielle et conventionnelle, la lisibilité nécessaire à la communication : devenues signes mystiques qui renvoient, par leur complexité même, au mystère du Verbe divin plus qu’à la clarté du langage humain, les lettres s’assemblent pour un dessin abstrait, une écriture qui ne sert plus aux hommes à communiquer mais à accéder à un langage sacré défiant toutes les conventions.

Au lieu de clarifier la lecture du document, l’initiale devient indéchiffrable et l’écriture a délaissé sa finalité signifiante pour se faire mystère à méditer, oeuvre d’art à contempler : paradoxe d’une écriture qui se nie elle-même dans sa fonction de délivrer du sens. La page de texte se regarde comme un tableau, dont la beauté réside dans la dynamique de la diagonale de la lettre X, la tension du jaune safran, du rouge et du noir, la sûreté du tracé des réseaux linéaires, l’équilibre instable de la composition...

Au même moment, sur le continent, les moines des abbayes mérovingiennes, à Corbie ou Luxeuil, perméables à l’influence du monachisme irlandais, héritiers des techniques d’orfèvrerie « barbare », et sensibles à la tradition artistique méditerranéenne proche et lointaine, en particulier à l’art copte et à ses réminiscences de graphie égyptienne, développent une écriture aussi peu conventionnelle, aussi contradictoire et paradoxale. Oiseaux et poissons stylisés, feuillages, rubans entrelacés, pointillés se substituent aux jambages des lettres, les remplissent, les entourent, les terminent, portant la destructuration de l’écriture à son comble, ainsi qu’en témoigne par exemple l’incipit d’une copie du VIIIe siècle des Quaestiones in Heptateuchon de saint Augustin : la page de texte, charpentée comme un tableau, exalte la splendeur de la réflexion augustinienne dans un souci esthétique qui efface la fonction signifiante de l’écriture.

Incipit des Quaestiones in Heptateuchon de Saint Augustin, milieu VIIIe siècle

Bientôt la malléabilité de l’onciale sollicite l’imaginaire du moine, scribe et artiste, au point que de véritables récits viennent se loger dans la dynamique d’un tracé alphabétique. Dans le Psautier de Corbie, vers 800, le d oncial du mot deus qui commence le Cantique d'Habacuc est formé d'un personnage qui conduit un chariot, pour illustrer le verset 8 (« les chariots de ton salut ») (cf. p. 9). Le bonnet du conducteur s’affine puis s’enfle jusqu’à s’arrondir dans la boucle du d et se métamorphoser en coque de navire. Mais le navire, doté de roues, se transforme en chariot, dont l’extrémité se déploie en queue du cheval, qui entraîne l’embarcation kaléidoscopique dans la direction inverse pour achever le mouvement en spirale de la lettre… Voici donc l’initiale de Dieu qui se développe en tableau, et le tableau s’anime en récit lorsqu’on le déchiffre selon le mouvement même de la main qui a tracé la lettre. Voici comment se traduit en image le conflit existentiel de la bonne et de la mauvaise volonté, lorsque la barque des passions emmène l’homme dans la direction opposée où il aurait voulu conduire la monture de sa vie. Voici la magie qui fait dire, par le tracé dynamique d’une lettre minuscule, la spirale d’un conflit spirituel, par l’humour d’une image irrévérencieuse, l’insondable contradiction de l’âme humaine.

Dans un même mouvement kaléidoscopique qui a métamorphosé le bonnet en proue de navire et le navire en chariot, la lettre s’est transformée en image, et l’image a engendré un récit, un récit qui renvoie au texte que signifient les lettres, assemblées pour écrire le Cantique... L’auto-engendrement des formes et la fusion des genres, animal et végétal, animé et inanimé, est du même ordre que la dynamique cyclique qui entraîne la mutation du texte en image et de l’image en texte.

La lettre, bien plus que signe de convention stable, bien plus même qu’oeuvre d’art gratuite, recèle en sa ligne un discours caché et polymorphe qui la dépasse, un discours infini, car les histoires que les artistes ont su raconter avec le seul dessin de la lettre d sont aussi nombreuses que les mots qu’ils ont tracés à partir de cette initiale.

Les artistes du Moyen Age exploiteront ainsi avec un bonheur inégalé toutes les ressources imaginaires et spirituelles offertes non seulement par la page de texte mais par la lettre seule. A l’une et à l’autre ils restituent valeur esthétique, pouvoir narratif, vertu sacrée : écrire, dessiner et prier sont un seul et même acte.

Dans le conflit plus que millénaire où l’on a voulu opposer l’image et l’écrit, il est de bon ton d’emprunter la voix de Grégoire le Grand, selon qui l’image serait la Bible des illettrés, substitut facile offert aux simples d’esprit. Le travail des moines copistes médiévaux, poursuivi jusqu’à nos jours, autant par les artistes que par les écrivains ou les typographes contemporains, a montré que cette opposition hiérarchique était vaine : quel discours plus savant que cette image de l’initiale d du Cantique d’Habacuc, inépuisable dans sa signification sibylline, son interprétation infinie, sa contradictoire synthèse du grotesque et du sacré ?

Il est clair en tout cas que toute lettre dessine une image, que toute image génère un texte, et que textes et images, indissociables dans leur effet de miroir et d’engendrement mutuel, forment le langage pluriel, instable, infini, illisible, éblouissant, par lequel inlassablement les hommes s’approchent du Verbe de Dieu.

 

Colette et Jean-Paul Deremble
Universités Paris-X et Marne-la-Vallée

Article extrait des Chroniques d'art sacré, numéro 68, 2002, © SNPLS

armelle jonquay
armelle jonquay a écrit :
07/11/2019 11:44

littéralement passionnant. Je n'aurais pas su dire mieux. Je suis enlumineur et très sensible à ce " langage éblouissant". Bravo

Valérie de Maulmin
Valérie de Maulmin a écrit :
07/11/2019 12:01

Merci pour votre enthousiasme et votre commentaire !

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