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La liturgie : se laisser faire par le Christ

Publié le : 7 Décembre 2009
A son ami Simplicianus qui le pressait de faire le pas décisif en se mêlant à la foule des chrétiens ordinaires, ceux qui fréquentaient alors les basiliques, Marius Victorinus, ancien magistrat de haute culture, faisait cette réponse devenue fameuse : « Alors, ce sont les murs qui font les chrétiens (1) ? »

La suite de l’histoire, rapportée par Augustin, dira qu’il fit effectivement le pas. Ce pas, nous le faisons, nous, sans presque y penser, et néanmoins il n’est pas de démarche, pas de déplacement qui possède une charge théologique équivalente à ce pas, à ces quelques pas qui nous portent à nos églises, quels que soit l’âge et la condition de celles-ci. Entrer, c’est confesser, c’est admettre, c’est convenir.

C’est, pour reprendre à l’envers, au passif (mais quelle liberté ce passif suppose !), le mot du vieux sénateur, « être fait ». Chaque fois que nous entrons (pas seulement la première), nous sommes faits chrétiens, de sorte que la répétition habituelle de cette entrée est, pour ainsi dire, le premier agent de conservation de notre « chrétienté » personnelle et communautaire. Dès lors qu’un chrétien n’entre plus, il dépérit, il dégénère.

Le portail central  du narthexde la Basilique Sainte Marie-Madeleine de Vézelay (89), vers 1140

Qui d’entre nous ne ressent avec toutes ses facultés, tous ses sens, avec le « sens de la foi » surtout, cette mystérieuse aînesse de l’église dans laquelle il pénètre, lors même qu’elle viendrait de sortir de ses propres mains ? À travers ce « sacrement » que sont les murs, on touche ici à une donnée proprement théologale : dans la généalogie de notre être-chrétien, l’Église nous précède toujours. Et de cette antécédence, la liturgie qui se célèbre à l’intérieur des murs, est aussi le sacrement. Car la liturgie nous précède toujours : c’est un train de vie que nous prenons toujours en marche et qui nous circonvient, qui nous surprend de toutes parts, comme il en a surpris beaucoup, de Marius Victorinus à Claudel 2.

Nous entrons et, quoi que nous puissions apporter, inventer même, « tout est prêt » (Lc 14, 17) déjà, depuis longtemps. Dieu merci, lorsque nous entrons, nous n’avons pas à bricoler à chaque fois et à la sauvette ce que nous allons dire ou faire, la manière dont nous allons nous placer et passer le temps : nous entrons, demeurant sauve la marge d’improvisation, dans un espace, dans un temps et dans une Parole déjà composés pour notre usage, puisque la liturgie n’est rien d’autre qu’un certain art qu’a l’Église de composer pour nous la Parole et de composer à cette fin l’espace et le temps3.

Abbaye de Fontevraud (49)

Dans ce grand sacrement qu’est l’ordo liturgicus, se manifestent, bien au-delà des simples rubriques et de l’autoritarisme vétilleux qu’elles peuvent éventuellement engendrer, une « autorité » maternelle, une «majorité » naturelle de l’Église. Mater et Magistra : rien n’accrédite autant ces titres de l’Église, sans doute, que ce rôle de formation permanente qu’exerce à notre égard, et presque sans que nous nous en apercevions, cette incomparable matrice ecclésiale qu’est la liturgie.

Mais cette préséance de l’Église que la liturgie donne sans cesse à expérimenter est elle-même l’indice d’une autre, fondamentale et absolue : celle du Christ lui-même, organisant les saints pour l’œuvre du ministère, en vue de la construction du Corps (Ep 4, 12) ; le Christ, dont le Corps tout entier reçoit concorde et cohésion par toutes sortes de jointures qui le nourrissent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie, opérant ainsi sa croissance et se construisant lui-même, dans la charité (Ep 4, 16 ; cf. Col 2, 19). C’est ce principe christologique que la liturgie nous montre à l’œuvre, de la manière la plus concrète et la plus pratique qui soit.

Dès que nous entrons en liturgie, nous ratifions et nous percevons, jusque sous ses manifestations les plus sensibles, cette antériorité logique absolue du Logos qui est une forme de sa seigneurie.

Fondamentalement 4, radicalement 5, c’est le Christ et sa charité qui organisent l’espace, le temps, les ministères ; c’est le Christ et son économie qui, pour notre usage, donnent à l’Écriture sa forme de lectionnaire ; c’est le Christ, surtout, qui nous rassemble 6, qui nous « ordonne », qui nous harmonise avec lui-même et les uns avec les autres7. C’est en nous convoquant au Nom du Christ, en Nom-Christ, que la liturgie nous compose. Réalité éminemment synthétique, elle révèle, elle vérifie, elle met constamment à l’exercice, en Nom-Christ, l’organicité de l’Église et de l’espace-temps qui lui est propre.

Il ne saurait exister d’expérience authentique de la liturgie sans réceptivité intelligente et joyeuse, sans acceptation préalable de tout ce qui, en elle, est déjà donné. Nous sommes entrés ? Sans doute aujourd’hui ne choisirons-nous ni les textes que nous entendrons, ni les psaumes que nous réciterons, ni les rites que nous accomplirons, ni les murs qui nous abriteront, ni les frères et les sœurs avec lesquels nous ferons assemblée. Dès lors, il va falloir nous laisser composer par toutes ces données (ces grâces) de la liturgie et composer volontiers avec elles, en tablant, non pas, à l’économie, sur le plus petit dénominateur que nous avons en commun avec nos frères, mais sur le plus grand, c’est-à-dire sur le Nom même (cf. Ac 11, 26) et sur la convocation qui nous est par Lui pareillement adressée pour que nous fassions assemblée, ecclésia, en Lui.

Nous composerons avec les temps, avec les lieux, avec les capacités de nos frères. Si, à chaque fois que nous entrons, tout était à construire de fortune, y aurait-il seulement lieu d’entrer ? Y aurait-il encore moyen d’entrer dans une réalité qui nous précède, qui nous dépasse, qui nous transcende ? Il nous faut décidément accepter, d’une acceptation active, et non pas simplement théorique, la majesté de ce principe fédérateur et structurant de la liturgie et de l’assemblée liturgique qui est l’agapè du Christ ; principe dont nous confessons expressément la souveraineté, en liturgie même, le Jeudi Saint, pendant le rite du lavement des pieds : Congregavit nos in unum Christi amor 8.

Jouons le jeu. Acceptons que ce principe « ecclesial » (au sens actif : convocateur) prenne les devants sur nous, pour que nous soyons en vérité accueillis lorsque nous entrons à l’église ; acceptons qu’il devance nos goûts, nos affinités naturelles, qu’il les surprenne, voire qu’il les contrarie.

Déambulatoire de la cathédrale de Bourges (18)

Si nous refusions ce que l’intention première du Christ et de l’Église 9 a déjà composé pour nous, si nous refusions de nous laisser composer nous-mêmes, nous confondrions bientôt la liturgie avec notre propre composition capricieuse, arbitraire, et, succombant à une dérive aussi élitiste qu’esthéticienne, nous ferions l’impasse complète sur son essence véritable : nous manquerions « les mystères de l’humilité du Verbe 10 », ainsi qu’Augustin la désigne dans l’histoire du vieux sénateur par laquelle nous avions commencé.

Lorsque nous nous serons laissé composer par le déjà donné, par le pré-supposé de la liturgie, lorsque nous aurons composé avec lui, il restera encore, Dieu merci, à composer tout court sans se dispenser, encore une fois, du reçu ni du passif préalables. Un mouvement liturgique pertinent, une vie liturgique équilibrée et le « bien-être » liturgique, supposent une juste proportion entre le déjà-construit et le à construire, entre le composé et le composer. Car nous composerons bel et bien, dans la liberté des enfants de Dieu.

Nous composerons les lieux et les temps, les pierres et les mots, les fleurs et, dans une interminable arborescence de beauté, nous composerons nos compositions mêmes, les unes avec les autres. Nous révélerons l’ecclésialité latente et tendancielle des éléments, des matériaux, des objets, des œuvres de nos mains. Nous la construirons, nous
la conduirons à bonne fin, car nous sommes prêtres, composant inlassablement pour ce qui est déjà composé et pour notre Compositeur lui-même, pour manifester sa gloire et hâter son épiphanie.

À se laisser composer, il y a obéissance de la foi ; à composer avec, il y a renoncement ; à composer tout court, il y a action de grâce. Et tout cela, évidemment, est selon l’Évangile.

François Cassingena-Trévedy,
Moine de Ligugé, enseignant à l’ISL
_____________

1) Augustin, Confessions, VIII, II, 4, BA 14, p. 17.

2) Claudel se souvient certainement de l’expérience de sa conversion lorsqu’il écrit dans La Vierge à midi : « Il est midi. Je vois l’église ouverte. Il faut entrer. » (OEuvres poétiques, Pléiade-NRF, p. 531).

3) Sur le génie « compositeur » qui caractérise à tous égards la liturgie, voir notre article : « Pour une esthétique de la liturgie », Liturgie, 116 (2001), p. 154-186.

4) Cf. 1 Co 3, 11

5) Cf. Ep 3, 17

6) Cf. Mt 18, 20 ; Jn 21, 12 ; 1 Co 11, 33

7) Pareille vision harmonique était familière aux Pères des premiers siècles : cf. Clément d’Alexandrie, Le Protreptique, I, 5, SC 2bis, p. 57-58 ; Ignace d’Antioche, Aux Éphésiens, IV, 1-2, SC 10, p. 61.

8) «C’est l’amour du Christ qui nous a rassemblés. » (Hymne Ubi caritas).

9) Cf. Vatican II, Constitution Sacrosanctum Concilium, § 7 : «…toute célébration liturgique, en tant qu’oeuvre du Christ-prêtre et de son Corps qui est l’Église, est l’action sacrée par excellence… »

10) Augustin, Confessions, VIII, II, 4, BA 14, p. 17 : «… sacramentis humilitatis Verbi tui…».

Article extrait de la revue Chroniques d'art sacré, n°84, 2005, P 12-14 (c) SNPLS

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