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Narthex - Art Sacré, patrimoine, création.

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Rieko Koga, broder le ciel

Publié le : 1er Février 2019
Pour Rieko Koga, la broderie est une pratique vitale et spirituelle exigeant de se tenir à la marge du monde. Née en 1971, l’artiste japonaise déploie sur lin ou coton blanc une œuvre de longue patience sensible et poétique, affranchie du stylisme de ses études. Un langage intime et secret soucieux de protéger ceux, proches ou inconnus, à qui elle dédie ses ouvrages.

 atelier de l'artiste © R.K. / Portrait de Rieko Koga - Photo ©Catherine Mary-Houdin

Prévert nous avait pourtant prévenus(1) : pour faire le portrait d’un oiseau, il faut attendre sans parler, sans bouger ni se décourager que l’oiseau approche. Si l’on souhaite l’apprivoiser, rester immobile et silencieux pour ne pas l’effaroucher. Alors, si la confiance est là, peut-être s’enhardira-t-il à chanter. C’est ainsi que j’eus le privilège de rencontrer Rieko Koga à l’issue de longs mois…

Si l’atelier d’un-e artiste est à l’image de celle ou celui qui l’occupe, le cocon de Rieko ne déroge pas à la règle. Dans un quartier animé de Paris, au premier étage d’une cour retirée, l’oiseau a fait son nid au calme du petit deux pièces qui lui sert d’atelier. Son art - la broderie héritée de sa mère -  y a tout envahi. Aux balcons, de jolies fleurs. Au sol, livres et accessoires ont récemment fait place au panier d’Ocelot, le gracieux chat du voisin. Dans la chambre minuscule, un vaste lit blanc pour dormir, rêver et broder jour et nuit. Surmontant la table de travail - porte immaculée recyclée en tréteau - quelques toiles au mur. Empilées sur les étagères de ce mouchoir de poche, boîtes emplies de tissus et de fils conversent en silence. Douce "cantate des boîtes"(2) sujettes, aussi, à broderie sur carton (Inside out, 2013-2018) ou textile (Don’t open please, 2018) incarnant avec pudeur son intériorité...

  

(à g.) Décalage horaire, 2012 - Broderie à la main sur lin, 61 x 46 cm - Photo ©Johanne Debas // (à d.) Peace (détail), 2016 - broderie à la main sur lin, 116 x 150 cm - Photo ©Johanne Debas

Jouxtant les petits formats noirs et blancs - exercices quotidiens exécutés comme un pianiste fait ses gammes -, une toile retient l’attention. Au centre d’une large réserve de tissu vierge, une multitude de petits points (petits pas?) se déploie en ondes concentriques, plus sombres vers l’intérieur, plus claires alentour. Quelques blocs de fil noir cousu dense, d’autres simples cernes autour d’un vide et puis des signes malhabiles posent leurs empreintes sur ce paysage intérieur; comme une neige calme troublée de traces de pas, de pauses et de respirations, de pesanteurs aussi. Des formes irrégulières - nuages pâles, pensées légères ? - en ornent délicatement les lisières. En bas à droite, comme souvent, la signature brodée de l’artiste : prénom, date, lieu. « Décalage horaire », explique Rieko.

Vue d'atelier avec l'oeuvre Mi-chemin (à droite), 2013 - Broderie à la main sur chassis, 101 x 82 cm

De décalage et de départ, il est souvent question dans l’œuvre de cette artiste qui a quitté son pays pour s’installer en France : Don’t stop me, Departure, Carte du monde, Voyage, Mi-chemin, Encore plus loin… De perte de repères, aussi : « Où suis-je ? », « Où me mènent mes pas ? », « Comment ne pas me perdre ? » semble-t-elle demander en route. Comme si, émergeant de ce noyau central (récurrente évocation du disque ornant le drapeau japonais), l’artiste bouddhiste-shintoïste découvrait peu à peu sa voie avec le souhait que chacun trouve sa place en ce monde : « La mienne est de broder » poursuit-elle simplement. Non loin, Mi-chemin tente une réponse : sur châssis emmailloté cousu de points hâtifs, la toile dévoile un ovale central comme évidé, parcouru d’un fin quadrillage de fils parsemé de bouts de tissus colorés. Autour, des points semblables à des ratures recouvrent tout l’espace et focalisent l’attention sur l’ovale comme par effet de zoom : « Voici le plan du quartier avec ma rue et ma maison » déclare Rieko, faisant écho au « Vous êtes ici » des plans urbains localisant le passant perdu. Comment se repérer dans le dédale du monde, questionne cette moderne figure d’Ariane ou de Pénélope ?

Future Diary, 2010 - Broderie à la main sur coton, 1500 x 85cm (textile) / 137cm (bâton en cuivre) - Photo © Antoine Béchara

Avec Future Diary, jeu de marelle long de quinze mètres enroulé sur lui-même, l’artiste interrogeait sous forme de journal intime : « Qui embrasserai-je ? », « De qui serai-je aimée ? », « Avec qui partagerai-je cette bonne nouvelle ? ». Récit de soi tissant d’un geste obsessionnel et répétitif le fil du temps qui passe, la toile était destinée en 2010 à une exposition collective où l’espace alloué était compté : Rieko, tentée par les grands formats, imagina alors ce long tissu à dérouler inspiré... d’un rouleau d’essuie-tout !

Tree of life, 2015 - église des Célestins, Avignon

2010 est d’ailleurs une année charnière pour celle qui effectue un voyage initiatique en Inde : au Gange sacré, elle fait le serment de tenir le cap artistique malgré ceux, blessants, qui réduisent son art à un médiocre artisanat. Pour contourner l’obstacle, elle invente cette mystérieuse écriture - union du texte et du textile étymologiquement liés - traçant lignes et points, cercles et croix, alphabets étranges et chiffres sans fin égrenés à la manière d’un chapelet. La Série infinie débute ainsi en 2013 pour compter les jours dans l’attente du prochain voyage au Japon, comme les enfants impatients barrent les cases du calendrier. L’exercice illimité - ascèse proche du dénombrement infini d’Opalka qu’elle évoque - lui plaît d’emblée, permettant selon elle de conjurer la perte des êtres chers comme le faisaient jadis les tissus « Senninbari » censés protéger les guerriers partis au combat. Car si coudre est un acte de soin utilisé en chirurgie, c’est aussi un geste « spirituel » doté de "pouvoirs magiques" selon une ancienne croyance japonaise.

(à g.) La forêt d’amour, 2017 - Installation Textile d’indigo  (coton) - Eglise St-Pierre-le-Vieux, Festival du Lin
(à d.) Un voeu pour l'éternité, 2018 - Broderie à la main sur lin et coton 900 x 200cm - exposition aux Archives Nationales, Paris /  Photo © Johanne DEBAS

Là où la magnifique Pierrette Bloch nouait ses crins en boucles, Rieko Koga pique dessus-dessous pour cacher au creux de ses oeuvres textiles vœux incantatoires(3), secrets et prières destinés à mettre la mort à distance et à maîtriser l’angoisse existentielle: Peace, psalmodie-t-elle sur tissu, comme pour apaiser le monde… L’émouvante installation Tree of life, créée lors de la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011, fut ainsi conçue en forme de filet arachnéen pour "panser les blessures des vivants et élever au ciel les âmes des victimes", déclare encore l’artiste.

Et si, plus que le Japon natal ou la France adoptive, la patrie de Rieko était le tissu blanc, quand le fil noir n’est autre que la trace écrite de ses songes silencieux, elle qui dit joliment « vouloir broder le ciel » ? Sur la toile immaculée, affronter le vide non pour le combler - la belle illusion! - mais pour en désigner la profondeur et y apprivoiser son humanité : serait-ce là la quête de Rieko Koga ?

Odile de Loisy

 

Rieko Koga - Expositions personnelles à venir

12 mai - 29 juin 2019 à la Galerie Vrijdag, Anvers, Belgique.

27 juin - 7 septembre 2019 à l’Espace Ecureuil, Fondation d’entreprise Caisse d’Epargne Midi-Pyrénées, Toulouse.

Catalogue

Rieko Koga, Un fil immaculé, 2018 (en vente dans les librairies du Centre Pompidou, des galeries Yvon Lambert et Marianne Goodman à Paris, au Restaurant Taxi Jaune à Paris).

Projet en cours en 2019-2020

Création d’un décor de scène de 8m x 10m à partir de tissus “boro” (patchwork indigo de tissus pauvres recyclés et de vieux vêtements attachés à la mémoire collective d’Hiroshima) pour “Ils n’ont rien vu” de Thomas Lebrun (Directeur du Centre chorégraphique national de Tours), au Théâtre National de Chaillot en 2020.

⇒ Visiter le site internet de l'artiste

 

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(1) « Pour faire le portrait d’un oiseau », Paroles, 1945, Jacques Prévert.
(2) « La cantate des boîtes », Poèmes inédits, 28 mai 1954, Boris Vian.
(3) « Un vœu pour l’éternité », Rieko Koga exposition personnelle aux Archives Nationales de Paris, 2018-2019.

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