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Chagall, du noir et blanc à la couleur

Publié le : 19 Décembre 2018
Coloriste incontesté, Marc Chagall est-il uniquement l’auteur prolifique et innocemment rêveur de toiles chamarrées faisant alterner scènes bibliques et profanes peuplées d’amoureux enlacés en lévitation, de boucs et coqs démesurés ou de saltimbanques dansant en musique? A Aix-en-Provence, l’exposition de l’Hôtel de Caumont explicite en 130 oeuvres toutes techniques confondues, certaines rarement montrées, l’exploration du noir et blanc par Chagall pour une intensification de la couleur dans la deuxième partie de sa carrière, de 1948 jusqu’à son décès en 1985.

Marc Chagall, Le philosophe vindicatif, illustration n°20 pour les Contes du Décaméron de Boccace, Verve, 1949-1950 - Lavis d’encre de Chine et encre de Chine sur papier, 34,1 x 27,8 cm / Collection particulière, 1968-1971 © ADAGP, Paris, 2018 © Archives Marc et Ida Chagall, Paris

Une femme brune à demi-agenouillée offre son corps blême et languide aux rayons d’un soleil noir, visage et cou tournés vers une tête masculine inversée, comme surgie d’un halo lumineux (Le philosophe vindicatif, 1949). Ses courbes blanches cernées de noir se détachent du doux lavis gris sur papier. Même renversement, même sensualité ondoyante, même traitement « en grisaille » d’un corps plus ou moins dénudé, émergeant en arabesques voluptueuses d’un arrière-plan assombri pour Les amoureux au poteau, L’écuyère ou Le chandelier... En 1949, l’illustration des Contes du Décaméron de Boccace pour l’éditeur Tériade - qui ouvrent ici l’exposition - permet à Chagall d’explorer les jeux de clair-obscur et de transparences déjà expérimentés en illustrant Les Âmes mortes de Gogol (1924-25), les Fables de la Fontaine (1926-30) et la Bible (1930-56). L’écriture chagalienne y est toute entière contenue : fractionnement des plans, liberté spatiale, usage métaphorique et onirique des sujets, fluidité des formes. Les thématiques croisent celles chères à l’artiste, ancrées dans son histoire personnelle : le village natal russe et la culture biblique, le souvenir et l’exil, la danse et l’amour…

Marc Chagall, Les amoureux au poteau, 1951 - Huile sur toile, 96 x 128 cm / Collection Cathy Odermatt-Védovi et François Odermatt © ADAGP, Paris, 2018 © Archives Marc et Ida Chagall, Paris

Si le mouvement et le morcellement en facettes habitent depuis longtemps la peinture de Chagall marquée par le cubisme, cette torsion de corps renversés peut-elle s’interpréter comme le révélateur formel d’un moment de bascule dans sa carrière de peintre ? Né en 1887, il entame sa carrière en Russie puis en France, avant d’être contraint par la guerre à l’exil en 1942 aux Etats-Unis, pour ne revenir en France qu’en 1947. Exil qui coïncidera avec la perte douloureuse de sa première épouse, Bella, en 1944 : “Tout est devenu ténèbres”, se lamente l’artiste. Comme s’il se retournait sur son passé avant d’inaugurer la deuxième partie de sa carrière : installé à Vence dès 1950 et remarié à Vava en 1956, Chagall va dès lors privilégier plus intensément la couleur, délaissant peu à peu le cerne noir et la ligne. Méfiance, néanmoins, envers les découpages artificiels qui cloisonnent la carrière d’un artiste en strates trop étanches...

Marc Chagall, L’Exode, 1952-1966 - Huile sur toile de lin, 130 x 162,3 cm / Dation 1988, dépôt au Musée national Marc Chagall, Nice / Centre Pompidou, Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © ADAGP, Paris, 2018 - Photo © RMN-Grand Palais (musée Marc Chagall) / Gérard Blot

Marc Chagall, Vase noir, 1955 - Pièce tournée, décor aux oxydes sur engobes noirs, sous couverte, 38 x 29 x 21 cm / Collection particulière © ADAGP, Paris, 2018 © Archives Marc et Ida Chagall, Paris

Le noir et blanc est sans conteste pour lui un catalyseur des souvenirs sombres de la guerre, de l’exil sans fin du « juif errant » qu’il incarne, mais aussi d’une Europe en reconstruction - l’année 1946 est d’ailleurs celle de l’exposition « Le noir est une couleur » à la galerie Maeght. L’utilisation du noir et blanc par Chagall est peut-être également la manière la plus subtile et, somme toute, la plus intime de rester en lien avec la culture juive hassidique de celui qui a choisi de transgresser l’interdit de la représentation en embrassant le métier de peintre.

Le dessin, et plus spécifiquement la ligne, n’apparentent-ils pas la peinture à l’écriture qui importe par-dessus tout aux “gens du Livre” que sont les Juifs ? Ainsi de larges obliques strient-elles L’Exode (1952-66) à la manière d’étranges griffures ; l’usage limité de la couleur focalise l’attention sur quelques éléments essentiels du tableau, assimilant cet épisode de l’Ancien Testament au destin du peuple juif lors de la guerre : sur un ciel obscurci se détache un immense Christ jaune rappelant celui de Gauguin, bras grands ouverts au-dessus d’une sombre humanité pressée en flot compact à ses pieds, encadrée par les incendies orangés des pogroms, quelques femmes à l’enfant vêtues de bleu ou de violet, et Moïse - dressé tel le gardien drapé de blanc de la scène - dépositaire des tables de la Loi… Mêmes expérimentations, même sinuosité de la ligne dans la sculpture (Deux têtes à la main, 1964), la céramique (Vase noir, 1955), la mosaïque...

  

(à g.) Le village fantastique, 1968-1971 - Collection particulière / (à D.) Couple au dessus de Saint-Paul, 1970-1971 - Collection particulière © ADAGP, Paris, 2018 © Archives Marc et Ida Chagall, Paris

Au-delà du dialogue instauré entre les matériaux et les techniques, entre le noir et blanc et la couleur, l’évolution picturale de Chagall effectue peu à peu la synthèse entre sa culture d’origine et celle du monde occidental adoptée : persistance du panthéisme inspiré de la spiritualité hassidique, des icônes et des gravures populaires slaves - les loubki -, mais émergence, peu à peu, d’un univers coloré et luxuriant mêlé aux éléments autobiographiques plus anciens imprègnent le délicat fond rose du Village fantastique (1968-71). Paysages, fleurs et amants sont l’expression du bonheur méditerranéen retrouvé dans des œuvres où formes et fonds s’interpénètrent. Tout cerne a bel et bien disparu du Couple au-dessus de Saint Paul (1970-71) pour laisser place à une intense luminosité rehaussée de couleurs vives - bleu, rouge, jaune, vert - posées en touches vibratiles ; l’artiste cède enfin à la tentation de la couleur pure. “En prenant possession de la surface entière de l’œuvre, la couleur cesse de dénoter un arrière-plan clôturant le théâtre de la représentation pour devenir fond : espace sans bornes, insondable” (...) permettant à l’artiste de “remonter au non-lieu originel”*. “Pour que le dessin ne compte plus, il faut l’âge”, prône alors Chagall qui va sur le tard, selon l’expression d’André Malraux, “jouer le grand jeu de la couleur”. La fin de sa carrière est accusée de mièvrerie ; mais traverser les pogroms, l’exil et la Shoah pour préférer la joie, n’est-ce pas une belle leçon de vie que nous adresse Chagall ?

 

Odile de Loisy

 

Toutes les informations pratiques pour visiter l'exposition en cliquant ici.

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* Chagall à travers le siècle, Pierre Schneider, éd. Flammarion, 1995.

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