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Triptyque romain de Jean-Paul II : Une belle aventure musicale - Partie 2

Publié le : 18 Mai 2010
J'ai choisi de publier la seconde partie de mon étude ce 18 mai 2010. C'est en effet le jour du 90e anniversaire de la naissance du Pape Jean-Paul II. L'initiative d'une oeuvre musicale sur le Triptyque romain de Jean-Paul II (1) revient à Andrea Reuter, cantatrice allemande, et Naji Hakim, compositeur et organiste franco-libanais.

Je présenterai d’abord ce cycle de poèmes dans son contexte biographique, puis j’étudierai le panneau central du Triptyque, sur le plan pictural et poétique, à travers les figures, symboles et images qu’il dégage : l’examen des Méditations sur le Livre de la Genèse au seuil de la Chapelle Sixtine sera précédé d’une observation de la fresque du Jugement Dernier de Michel-Ange.


Les prochains articles analyseront les panneaux latéraux du Triptyque romain : Torrent et Au pays du Mont Moriyya.

 

1. L’œuvre littéraire de Karol Wojtyla

Karol Wojtyla (1920-2005), en marge de son ministère de prêtre, d’évêque puis de pape, produisit une œuvre littéraire de qualité, dans les domaines de la poésie et du théâtre2. Son intérêt pour la poésie remonte à son enfance, et ses créations poétiques jalonnent les années 1938-1978. Dans ses poèmes de jeunesse, les thèmes de la patrie, de l’histoire de la Pologne, de la résistance se croisent avec des élans intimes liés à la nature, qui dégage paix et harmonie. Le poète se situe dans la lignée d’Eliot, Rilke, Claudel, Pierre Emmanuel, et, en Pologne, de Milosz, Szymborska. Son modèle littéraire est son compatriote Cyprian Norwid, le grand poète romantique, qui incarnait dans son œuvre le  "messianisme polonais" : au sein-même de son désarroi, l’homme trouve une sublimation, par une espérance infaillible et durable. Les émotions marquantes du jeune Karol rencontrent sa foi profonde, qui leur donne sens et vie par la poésie, dans des vers intenses et parfois âpres. Dans une lettre à son maître Kotlarczyk, le poète évoque "une flamme qui est allumée au-dedans de moi", fruit probable de "l’action de la Grâce" à laquelle il faut savoir répondre avec humilité" ; "dans cette dimension, la lutte pour la Poésie sera la lutte pour l’Humilité."3

En 1946, année de son ordination, sa première œuvre de maturité est publiée, Le Chant du Dieu caché, écrite pendant ses années de séminaire, puis divers poèmes sous un pseudonyme.

Après un temps de silence, le Triptyque romain fut publié au mois de mars 2003, en polonais, à Cracovie.

Chez Jean-Paul II, il faut souligner d’emblée le lien intrinsèque entre sa mission apostolique et sa poésie : le sous-titre "méditations" indique bien que ses poèmes sont tout autant des réflexions personnelles et intimes sur les grandes questions existentielles de la vie que des poèmes. La foi vécue, incarnée, rejoint la création artistique, elle en est indissoluble. Comme dans les Canciones del alma de Jean de la Croix4, la poésie est une prière, elle se situe dans cette zone intime de l’être, le "cœur du cœur", qui conduit à un "cœur à cœur" avec Dieu. La quête spirituelle est à la fois mystique et intellectuelle, l’acte créateur est un acte de foi, et la contemplation individuelle du poète interpelle tous les hommes, en un élargissement à l’universalité des temps et des lieux.

Cette vision qui transcende le réel, Jean-Paul II nous la propose sous la forme d’un triptyque, avec un volet central qui en est le point de départ, et qui explicite le sens des sections latérales.

Torrent (1ere partie) comprend deux poèmes : Etonnement (1) et Source (2).

Le panneau central, Méditations sur le Livre de la Genèse au seuil de la Chapelle Sixtine, contient quatre poèmes suivis d’un épilogue : Premier voyant (1), Image et ressemblance (2), Pré-sacrement, Accomplissement – Apokalypsis (3), Jugement (4), Epilogue.

Enfin Au pays du Mont Moriyya, est constitué de : Ur en Chaldée (1), Tres vidit et unum adoravit (2), Conversation entre père et fils au pays de Moriyya (3), Dieu de l’Alliance (4).

Sur le plan quantitatif, la partie médiane est la plus longue, comme le volet central d’un triptyque pictural : c’est pourquoi elle nourrit et éclaire le sens des deux autres sections.

 

2. Triptyque romain, Méditations : figures, symboles, images

Le compositeur propose six « méditations » pour soprano et orgue, extraites du Triptyque romain de Jean-Paul II. Six textes ont retenu son attention :

I. Der Bergbach (Torrent)
Staunen (Etonnement)                                           Die Quelle (Source)

II. Meditationen über das Buch "Genesis" an der Schwelle zur Sixtinischen Kapelle (Méditations sur le Livre de la Genèse au seuil de la Chapelle Sixtine)
Der erste Schauende (Premier voyant)                  Bild und Ebenbild (Image et ressemblance)

III. Der Berg im Lande Morija (Au pays du Mont Moriyya)
Ur im Chaldäa (Ur en Chaldée)                            Der Gott des Bundes (Dieu de l’Alliance)

Pour montrer comment le panneau central éclaire les deux côtés du triptyque, je commencerai mon étude par celui-ci.

Le titre à lui seul mérite une explication : le poète nous livre ses méditations sur le livre fondateur, la Genèse, au seuil de la Chapelle Sixtine, devant la fresque de Michel-Ange représentant le Jugement Dernier. Commencement et Fin se rejoignent : la Genèse, l’origine du monde, est orientée vers la fin des temps, dans la vision du Jugement Dernier. Or le commencement et la fin embrassent le tout, la totalité du monde passé, présent et futur, comme l’alpha et l’oméga symbolisent la totalité de la connaissance, de l’être, du temps et de l’espace. Dans l’Apocalypse 1, 4-8, le Christ déclare : "C’est moi l’Alpha et l’Oméga", signifiant qu’il est le principe et la finalité de toutes choses.
 

Michel-Ange, Le Jugement dernier, Chapelle Sixtine, Rome (c) D.R

 

Le Jugement Dernier de Michel-Ange

L'oeuvre magistrale de Michel-Ange fut peinte entre 1535 et 1541, commandée par le pape Paul III, à l’époque de la Contre-Réforme. Michel-Ange était à l’époque en proie à une crise de mysticisme, et très préoccupé par le salut de l’âme après la mort. Paul III le nomma en 1535 architecte, peintre et sculpteur du Vatican.

La fresque fit scandale à l’époque de sa création, à cause des quatre-cents personnages représentés dans une nudité réaliste, par des corps vigoureux et musclés.

A la fois au sommet et au centre est représenté le Christ, dont la main droite juge l’humanité, d’un geste souverain et protecteur. Son aspect physique, en rupture avec les canons esthétiques de l’époque, frappe par sa virilité et sa force athlétique. Dieu s’incarne dans un Jésus très humain, à la pose empreinte de puissance triomphante. A sa droite se tient Marie, sa mère, dans une posture de prière et d’abandon : son visage regarde le côté opposé au Christ, c’est-à dire le monde créé, et son bras droit, d’une force bien visible, évoque son intercession envers les pécheurs.
 

Michel-Ange, Jugement Dernier, Détail, Chapelle Sixtine (c) D.R

En haut de la fresque, les anges tiennent les symboles de la Passion du Christ : la croix et la colonne où Jésus fut flagellé. Ces instruments nous rappellent que Dieu a donné sa Vie pour l’humanité, par l’Incarnation de son Fils : il pardonne aux hommes leurs péchés, et son jugement envers les damnés est en même temps miséricorde.

Près de Jésus et Marie se tiennent les saints avec les instruments de leur martyre : à droite, Saint Pierre avec les clefs du Paradis, Adam et Eve… A gauche, les apôtres et Saint Jean-Baptiste.
Sur la partie inférieure droite de la fresque, l’on voit les damnés repoussés par les anges, attirés par les démons, dans leur chute vers les enfers. Sur la partie gauche, les élus sont aspirés par les anges en un mouvement ascendant vers le Christ, pour être jugés.

Cette magnifique vision inspira le second panneau du Triptyque romain : Jean-Paul II fut frappé par la force et le mouvement qui se dégagent de cette œuvre, opposés à la majesté sereine des Jugements Derniers antérieurs.

Le Jugement Dernier de Michel Ange offre un foisonnement de couleurs, de figures en plein élan, non figées, qui relèvent d’une esthétique déjà baroque.

 

Méditations sur le Livre de la Genèse au seuil de la Chapelle Sixtine

Sur le seuil de la Chapelle Sixtine, le pape contemple cette fresque et médite sur ces images et ces scènes visionnaires. Le seuil recèle une dimension symbolique : espace intermédiaire dans lequel se situe l’homme, entre la Genèse et le Jugement Dernier, entre le commencement et la fin.

Le seuil symbolise aussi la porte d’une église, située entre la terre et le ciel, entre l’espace profane et l’espace sacré, entre l’extérieur et l’intérieur. Le seuil sépare deux espaces et les relie : le poète situé à l'entrée de la Chapelle Sixtine espère être accueilli et introduit à l’intérieur, dans le lieu saint. Il se tient au seuil dans l’espoir de suivre les lois du sanctuaire, et de voir ainsi son désir se réaliser pleinement. Pour dépasser le seuil, l’âme et le corps doivent être purs, sans tache, car ils franchissent la frontière du sacré.

Der erste Schauende (Premier voyant)

 (…)
Qui est-Il, Lui ?
(…)
« Au commencement était le Verbe,
et par Lui tout a été fait. »
Le VERBE – éternelle vision, éternelle expression.
Lui – le premier Voyant -
(…)
Omnia nuda et aperta sunt ante oculos Eius
Dévoilé et transparent –
Véritable, bon et beau –

(…)
Eternelle vision, éternelle expression :
« Au commencement était le Verbe,
et par lui tout a été fait. »
(…)
Le Livre attend son illustration. –
(…)
La vision attendait son illustration.
Depuis que le Verbe s’est fait chair,
la vision est en attente."


Extraits du Triptyque Romain de Jean-Paul II
 

"In Ihm leben wir, bewegen wir uns und sind wir" (En Lui nous avons la vie, le mouvement et l'être) : cette assertion de Saint-Paul débute le poème et conduit à la question "Wer ist ER ?"  (Qui est-il ?)

Qui est le premier voyant ? La réponse est sous-tendue par la suite du poème : "Im Anfang war das Wort, und alles ist durch das Wort geworden." (Au commencement était le Verbe, et par lui tout a été fait) : le début du Prologue de l’Evangile de Saint-Jean indique que le Créateur est le premier voyant , le Verbe qui donne la vie, le mouvement et l’être, qui est "éternelle vision, éternelle expression ".
 

Michel-Ange, La création d'Adam, Chapelle Sixtine (c) D.R

Le premier voyant perçoit l’univers dans sa vérité et sa transparence. Le champ sémantique du verbe voir est omniprésent dans ce texte : das Sehen , das Schauen (la vision), das Bild (l’image), die Abbildung (l’illustration)… traités en échos, répétitions, augmentations…

La vision éternelle du premier voyant renvoie au regard du poète, qui est pénétrant, émerveillé, ouvert, pour être capable d’atteindre le seuil du mystère. La contemplation permet de se laisser plonger dans le mystère contemplé. L’homme contemporain est souvent privé de cette vision de l’essence, de l’essentiel, il tâtonne dans les ténèbres, entravé par la matière, l'avoir et le pouvoir : il a perdu le sens de la vie, du monde, de lui-même. L'avoir empêche l'humanité d'accéder à l'être. 

L’artiste a pour mission de retrouver la vision du Créateur, de la représenter, d’en suggérer les figures et images : ainsi Michel-Ange illustre-t-il la Genèse, dans la fresque de la Création d’Adam, et la fin des temps, dans le Jugement Dernier. Ensuite le poète contemple cette vision et en retire une nourriture esthétique et spirituelle. Deux grands esprits se rencontrent : Michel-Ange et Jean-Paul II, "voyants" d’une réalité vraie, bonne et belle, qui part de Dieu et qui y conduit.

 

Bild und Ebenbild (Image et ressemblance)

« Dieu créa l’homme à Son image
et à Sa ressemblance,
homme et femme Il les créa –
et Dieu vit que cela était très bon ;
(…)

LUI

« En Lui nous avons la vie, le mouvement et l’être. »

(…)
« Et Dieu vit que cela était bon. »

(…)
N’est-Il pas Celui qui voit dans toute sa vérité ?
Omnia nuda et aperta ante oculos Eius.

ADAM et EVE

Sur le seuil de l’histoire, eux aussi
se voient eux-mêmes dans toute cette vérité :
tous deux étaient nus…
Eux aussi sont devenus participants de cette vision
que le Créateur transposa sur eux.
Ne veulent-ils pas rester ainsi ?
Ne veulent-ils pas de nouveau
aller retrouver cette vision ?
Ne cherchent-ils pas à être pour eux-mêmes
vrais et transparents -
comme ils le sont pour Lui ?
S’il en est ainsi, ils chantent l’hymne de grâce,
un Magnificat surgi du plus profond de l’homme,
et alors avec quel délice ils savourent
ce que signifie précisément : « En Lui nous
avons la vie, le mouvement et l’être »
- Précisément en Lui !
C’est Lui qui leur permet de prendre part
à cette beauté qu’il insuffla en eux !
C’est Lui qui leur ouvre les yeux
."

Extraits du Triptyque Romain de Jean-Paul II


La vision se poursuit dans la création de l’humanité, homme et femme : "und Gott sah, dass es gut war" (Et Dieu vit que cela était bon : phrase-refrain du livre de La Genèse, chapitre I). Le créateur crée l’homme "à son image et à sa ressemblance", ainsi que l’indique le titre Bild und Ebenbild. La traduction allemande est d’ailleurs plus proche du sens théologique que l’expression française : l’écho et la reprise du mot "Bild"  montrent que l’image et la ressemblance sont de même nature, ce sont deux aspects d’une réalité identique : Dieu se donne à "voir" dans sa création de l’humanité. "Ebenbild" signifie "portrait", et laisse entendre que tout homme est le portrait de Dieu, qu’il est "la même image" que le Créateur.

La vision de Dieu est belle, vraie, ajustée au réel, dans un temps antérieur à l’Histoire. Adam et Eve, les premiers êtres créés par Dieu, sont "an der Schwelle zum Weltenlauf" (sur le seuil de l’histoire) : ils jouissent d’une paix et d’une pureté antérieures au péché. Ils sont dans cet espace-temps originel où règnent l’amour et la vérité, avant de franchir le seuil de l’histoire, qui marque le passage de l’innocence à la connaissance. Avant l’histoire, leur regard est pur et transparent, sans honte devant leur nudité. Après la chute, leur regard est souillé, malsain, troublé par la vue du corps de l’autre.

Adam et Eve sont des figures de l’humanité tout entière, ils représentent chacun de nous, à toute époque et en tout lieu de l’histoire.

Seul Dieu peut rendre à Adam et Eve cette pureté et cette transparence originelles, en leur ouvrant les yeux : c’est la clé de compréhension du monde. L’image, qui est modèle, se fait ressemblance. " Grâce à cette clef, l’invisible se rend visible. Pré-sacrement."

Le poète exprime dans ce dernier vers le sens de l’amour de Dieu pour l’humanité : l’incarnation, l’invisible rendu visible, qui indique le chemin à suivre pour devenir des "voyants". Dieu est le "pré-sacrement", le premier sacrement, signe visible d’une réalité invisible, modèle de tous les portraits humains qu’il a créés.

"Omnia nuda et aperta sunt ante oculos eius" : Toute chose est dévoilée et manifeste à ses yeux.

L’apocalypse est la révélation du mystère, dévoilé au seul Voyant.

Le Verbe est vision, et le Voyant se tient au seuil du Livre. Le poète prend à témoins "les voyants de tous les temps", pour "illustrer le Livre", c'est-à-dire créer comme Dieu, éclairer la route de l'humanité, révéler le mystère.

Je vous souhaite une très bonne lecture et vous donne rendez-vous au mois de juin pour la suite de cette méditation.
 


Voici l'affiche du concert qui eut lieu le 8 mai 2010 à Francfort : création du  Römisches Triptychon, Meditationen  für Sopran und Orgel de Naji HAKIM

 

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Notes :

1. Les textes sont chantés en allemand, d’après le livre Johannes Paulus II, Römisches Triptychon, Meditationen, Freiburg in Breisgau, Herder, 2003
2. cf WOJTYLA, Karol, Poèmes, Théâtre, Ecrits sur le théâtre, Paris, Coédition CANA – CERF, 1998.
3. in Benoît XVI, La poésie de Jean-Paul II – Caillou rouge incandescent
4. Ces poèmes datent de 1577-1578.

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