Un musicien dans la guerre
Publié le : 27 Juin 2016Frère du philosophe Ludwig Wittgenstein (1889-1951), Paul Wittgenstein est né à Vienne (Autriche) en 1887. Il vécut au sein d’une famille de mélomanes et de mécènes qui recevaient chez eux les compositeurs majeurs que sont Johannes Brahms (1833-1897), Gustav Mahler (1860-1911) ou Richard Strauss (1864-1949) pour des séances de musique de chambre : la mère de Paul était excellente pianiste.
Le jeune Paul reçut la meilleure formation possible au Conservatoire de Vienne dont il sortit brillamment diplômé pour commencer une belle carrière de pianiste en 1913.
1914 : le monde s’embrase, Paul est appelé sur le front de l’Est où il est grièvement blessé dès le début des hostilités. Prisonnier des Russes, il est soigné et malheureusement amputé de son bras droit. Sa carrière, qui s’annonçait toute tracée, s’écroule sans espoir.
Sans espoir ? Doué d’un courage inébranlable, il décide de mener une carrière de pianiste-concertiste avec sa seule main gauche. Imagine-t-on ce que cela représente de force de caractère, de maîtrise de soi, de volonté pour surmonter la douleur physique, morale et artistique ?
La question qui se pose à lui immédiatement est celle du répertoire : il n’existait à peu près rien pour la seule main gauche. Paul Wittgenstein décide de commander aux plus grands compositeurs de son temps des œuvres qu’il va créer au cours de ses concerts. Ainsi est né un répertoire inédit de très grande qualité. On compte environ trente-six (36) compositions qui lui ont été dédiées : parmi les compositeurs qui ont écrit pour lui, on trouve Serge Prokofiev (1891-1953), Maurice Ravel (1875-1937) ou Richard Strauss déjà nommé.
Je vous propose de découvrir deux de ces œuvres, inconnues bien que de très grande qualité. Tout le monde connaît le fameux Concerto pour la main gauche que Ravel écrivit en 1929/30. On dit à son propos qu’il ne fut pas satisfait de l’interprétation de Wittgenstein.
C’est d’abord comme enfant-prodige à Vienne que se fit connaître Erich-Wolfgang Korngold né à Brno en 1897. Lui aussi fut d’une certaine manière victime de la barbarie humaine : d’origine juive, il dut abandonner sa carrière de compositeur d’opéras et de chef d’orchestre pour s’installer aux Etats-Unis au moment de l’Anschluss qui réunit l’Autriche à l’Allemagne nazie. Il se lança dans une carrière de compositeur de musique de cinéma, non sans un certain succès. Puis il décida, après la seconde guerre mondiale, de rentrer en Autriche ; mais il ne retrouva plus son public, le monde avait changé. C’est à Hollywood qu’il mourut en 1957.
Nous écoutons le final de sa Suite opus 23 pour deux violons, violoncelle et piano pour la main gauche, dédiée à Paul Wittgenstein. Cette musique évoque bien ces soirées de musique de chambre que le pianiste avait connues dans sa jeunesse. Il s’agit ici de variations à partir d’un thème que présente le violoncelle en ouverture. Chaque instrument chante suivant son caractère : lyrisme du violoncelle, agilité et légèreté des violons, rythmes du piano.
En 1942, Benjamin Britten (1913-1976) écrit pour Paul Wittgenstein ces Diversions opus 21 pour la main gauche du piano et orchestre. Cette œuvre est en réalité un véritable concerto pour piano et orchestre composé de brefs mouvements de caractères alternés : on retrouve bien dans cette musique ce qui constitue le langage de Britten. A l’heure où les musiciens explorent des terres inconnues, Britten se place résolument dans le sillage de Purcell ; mais nous sommes au milieu du 20ème siècle, comment ignorer Stravinski ou Debussy ? On entend au détour d’un accord des couleurs contemporaines dans ces pages magnifiques écrites avec une économie qui en permet la transparence.
D’origine juive, bien que sa famille, du côté paternel et maternel, fût convertie au catholicisme depuis plusieurs générations, Paul Wittgenstein s’exila avec les siens aux Etats-Unis : c’est dans ce pays qu’il mourut en 1961.
Même quand la route semble se refermer définitivement et sans espoir, un chemin d’avenir existe : Paul Wittgenstein est un de ces personnages par lesquels la lumière mystérieuse qui habite l’humanité scintille et nourrit l’espoir, donne la force de continuer encore et toujours.