Regarder pour voir, écouter pour entendre
Publié le : 27 Juillet 2015
Vous avez sans doute reconnu un détail d’un tableau célèbre de La Tour : Saint-Joseph charpentier. Le choix de ne montrer qu’un détail permet de s’affranchir plus facilement de l’anecdote représentée par cette peinture. Comme souvent dans les œuvres d’art, quelque chose étonne ; cet étonnement est la porte par laquelle nous entrons dans l’au-delà des apparences pour accéder au cœur de ce qui habita l’artiste. Rien ne se dit dans ce tableau, les personnages se taisent, Joseph regarde l’Enfant-Jésus mais celui-ci regarde ailleurs. Ce qui interpelle comme toujours chez La Tour mais plus encore dans ce tableau, c’est l’équilibre de la lumière. Au premier regard, elle vient de la bougie que l’enfant protège de sa main. Mais son reflet sur les visages ne semble-t-il pas bien vif pour une flamme vacillante ? Ce qui est à contempler dans cette œuvre au-delà de la belle histoire d’un père artisan initiant son fils au métier, c’est la lumière mystérieuse offerte aux yeux ouverts et aux esprits attentifs. L’Enfant-Jésus ne reflète pas, il rayonne.
Monsieur de Sainte-Colombe reste un personnage bien mystérieux : qui aujourd’hui le connaîtrait si le film d’Alain Corneau « Tous les matins du monde » sorti en 1991 n’en avait révélé l’existence ?
Né vers 1640, mort vers 1700, que sait-on de lui ? Restent sa musique et les témoignages de son génie pour faire chanter la viole de gambe : le compositeur Marin Marais, dont la célébrité est venue jusqu’à nous, connu comme violiste de grande classe, lui a toujours rendu hommage. On connaît l’anecdote, reprise dans le film, de Marais caché dans les buissons pour entendre son Maître faire chanter son instrument dans son jardin. Il voulait y être seul, en dialogue personnel avec la Musique.
Ce cheminement harmonieux de deux musiciens dont les cœurs sont à l’unisson nous fait presque voir cette lumière intérieure qui habite deux artistes. E. Bellanger.
Ce qui fascine encore aujourd’hui dans cet instrument c’est sa capacité à imiter « les plus beaux agréments de la voix » comme le dit un auteur contemporain de Sainte-Colombe. La vibration des cordes sous la pression de l’archet, la respiration nécessitée par le mouvement de va-et-vient dudit archet, la longueur des sons limitée par la longueur même de l’archet, le mystérieux vibrato et toutes ces imperceptibles variations dans l’émission sonore produisent un chant à l’image de la voix humaine qui reste le plus beau des instruments.
Ecoutez dans cette page de monsieur de Sainte-Colombe l’enchaînement des phrases, la densité des silences, la façon dont chaque phrase musicale se pose, prend le temps de sa propre vibration dans l’espace, prépare ce qui la suit en lui ouvrant le chemin pour conduire ainsi la musique à son terme et la laisser continuer de vivre en chacun des auditeurs. Quand il s’agit de faire dialoguer deux violes de gambes comme dans cet extrait, ce cheminement harmonieux de deux musiciens dont les cœurs sont à l’unisson nous fait presque voir cette lumière intérieure qui habite deux artistes.
Comme dans la peinture de Georges de La Tour, le dialogue silencieux qui habite Joseph et l’Enfant-Jésus comme Saint-Colombe et Marin Marais ou encore les deux violistes que nous venons d’entendre n’a plus besoin de mots mais va bien au-delà. Les paroles sont quelquefois bavardes et bien encombrantes.
C’est ce qu’a admirablement traduit Alain Corneau dans cette séquence : quelques cordes vibrantes à l’unisson des cœurs, quelques regards, un sourire à peine esquissé, finalement le silence comme manifestation d’une rencontre humaine et d’une communion intime, d’une compréhension confiante, comme le silence entre Joseph et l’Enfant.
Emmanuel Bellanger