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Narthex - Art Sacré, patrimoine, création.

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L'art: une illusion ?

Publié le : 21 Novembre 2016
En écho à l’exposition « Arnold Schönberg : peindre l’âme » au musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris, voici quelques extraits de l’une des œuvres majeures de Arnold Schönberg en tant que compositeur: l’opéra "Moïse et Aaron". Il nous y est donné d’approcher la nature profonde de la création artistique et ce que l’art seul est capable de nous révéler. Un des textes bibliques les plus anciens résonne étrangement avec notre temps : encore fallait-il qu’un artiste tel que Schönberg nous le dévoile.

PORTES DU SANCTUAIRE AVEC MOÏSE ET AARON (MONASTÈRE DE STE CATHERINE, SINAÏ), ENTRE 1200 ET 1250, HUILE ET FEUILLE DE MÉTAL ARGENTÉ, VERNIS PIGMENTÉ, 127 X 71 CM

Que dit la Bible de l’histoire de Moïse et de son frère Aaron ?
Moïse reçoit de Dieu la mission de parler au peuple en Son Nom. Mais il se sent bien incapable d’une telle tâche, lui qui ne peut aligner trois mots :
« Moïse dit encore au Seigneur : ‘’Pardon, mon Seigneur, mais moi, je n’ai jamais été doué pour la parole, ni d’hier ni d’avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur ; j’ai la bouche lourde et la langue pesante, moi !’’ » Exode 4, 10.

Dieu confie à Aaron la charge d’exprimer ce que Moïse aura entendu dans sa rencontre avec le Seigneur :
« Tu lui parleras et tu mettras mes paroles dans sa bouche. Et moi je suis avec sa bouche et je vous ferai savoir ce que vous aurez à faire. » Ex 4, 15.
Mais pendant que Moïse reçoit au Sinaï les Tables de la Loi, le peuple s’impatiente et demande à Aaron un signe sensible : c’est l’épisode du veau d’or que le peuple se met à adorer :
« Le lendemain, levés de bon matin, ils offrirent des holocaustes et présentèrent des sacrifices de paix : le peuple s’assit pour manger et boire ; puis il se leva pour se divertir. » Ex 32, 6.
Moïse descend de la montagne portant les Tables reçues du Seigneur. Devant le spectacle qu’il découvre : « il s’enflamma de colère, il jeta les tables qu’il portait et les brisa au bas de la montagne » Ex 32, 19. Puis il s’expliqua avec son frère Aaron :
« Qu’est-ce que ce peuple t’avait donc fait pour que tu l’aies entraîné dans un si grand péché ? » Ex 32, 21.

Schönberg entreprend la composition de son opéra Moïse et Aaron en 1928. Nous pouvons en faire différentes lectures, toutes justes, complémentaires par lesquelles on pénètre plus profondément au cœur de l’œuvre.

Au premier abord, Schönberg respecte le déroulement des faits : Moïse impuissant à parler, Moïse en dialogue avec Dieu, Moïse en colère brisant les tables devant le peuple retourné à ses démons, Moïse en lutte contre Aaron.

Mais Schönberg infléchit le récit en orientant sa lecture non plus sur le dialogue Dieu/Moïse/peuple mais sur la relation tendue jusqu’à la violence entre les deux frères.

Un troisième niveau apparaît : la question n’est pas seulement celle du pouvoir détenu ou non par celui qui a la parole, mais celle du statut de cette même parole dans son rapport à la vérité. Moïse a reçu la plénitude de la Vérité, mais, dépourvu des capacités de la proclamer, il en est réduit à confier cette charge à un autre. Se pose alors la question redoutable : existe-t-il une parole vraiment et intégralement fidèle à la Vérité ? Ou encore : la Vérité est-elle transmissible par une parole ? L’expérience de la Vérité ne serait-elle que de l’ordre d’une révélation intérieure personnelle à chacun ?

Les derniers mots que prononce Moïse d’une voix à peine audible « O Wort, Wort, das mir fehlt – o parole, parole qui me manque »   ne disent-ils pas l’essentiel ?
Enfin, cela ne nous interroge-t-il pas sur notre temps d’aujourd’hui, à l’heure où les paroles nous submergent (internet, réseaux sociaux) et devraient nous appeler à une constante vigilance pour discerner le vrai du trompeur ?
Nous écoutons trois extraits de cet opéra dans une mise en scène récente de l’Opéra de Vienne.
= L’orgie du peuple devant le veau d’or, qui va jusqu’à immoler une jeune fille, ce que ne dit pas la Bible.
= Le retour de Moïse avec les Tables de la Loi du Seigneur et sa question à Aaron : « was hast du gemacht ? – Qu’as-tu fait ? ». L’incompréhension entre les deux frères éclate : pour Aaron Dieu n’est pas intelligible sans images.
= La scène finale : Moïse est affalé, découragé « Parole qui me manque… »

Cet opéra n’est pas achevé : Schönberg écrivit le scénario d’un troisième acte mais ne l’a pas mis en musique. Il émigre en 1933 : devant la montée du nazisme, le mal absolu, une Parole quelle qu’elle soit est-elle encore audible, utile, efficace ? Cette question est de tous les temps, aujourd’hui comme hier : quelle parole devant la violence ?

Dernière remarque pour guider notre écoute : tous les personnages de cet opéra chantent, sauf un seul : Moïse lui-même ; il parle, crie, vocifère, éructe. Une dernière question surgit devant cette constatation : l’art, ici la musique, ne serait-il que tromperie ?

Impressionnant !

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Emmanuel Bellanger

Après des études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris et à l’Institut Grégorien, Emmanuel Bellanger a mené une carrière d’organiste comme titulaire de l’orgue de Saint Honoré d’Eylau à Paris, et d’enseignant à l’Institut Catholique de Paris : Institut de Musique Liturgique et Institut des Arts Sacrés (aujourd’hui ISTA) dont il fut successivement élu directeur. Ancien responsable du département de musique au SNPLS de la Conférence des évêques de France, il est actuellement directeur du comité de rédaction de Narthex. Il s’est toujours intéressé à la musique comme un lieu d’expérience sensible que chaque personne, qu’elle se considère comme musicienne ou non, est appelée à vivre.

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