Mémorial du Livre de Lamentation de Grégoire de Narek
Publié le : 10 Mars 2016La date nous est d’abord indiquée en un style oriental très fleuri : « Quand s’acheva, parmi les enfants de Japhet, le neuvième jubilé dans le calendrier de notre race, trois ans étaient passés depuis la venue, en ces lieux du nord-est, de Basile, empereur des Romains, grand et victorieux. »
Il s’agit du début de l’an 451 de l’ère arménienne, c’est-à-dire, l’an 1002 du calendrier grégorien, sous le règne de l’empereur byzantin, Bazile II (976-1025), dont Grégoire de Narek fait l’éloge. Il admire les qualités de chef de guerre de l’empereur et trace le portrait d’un homme d’action : « Le long d’une vaste frontière il s’étendait partout, sur des régions entières, franchissant les limites, dressant de durs rochers, de gigantesques stèles, en tous lieux où touchait sa main ; il étirait des câbles immenses et infrangibles, poursuivant son élan sans dévier de son but, pour saisir à droite et à gauche contrées et territoires, absorber en son sein de multiples pays. »
C’est dans la période de paix, qui suit cette expansion byzantine, que Grégoire va composer son ouvrage : « Alors, dans cet instant de paix, où les ennemis de l’Eglise venaient d’être écrasés dans leur dernier retranchement, j’ai créé cet ouvrage, je l’ai fondé, bâti, ordonné, recueilli, érigé, monté, élevé, dressé, exposé. J’ai réuni dans un ensemble cohérent, constitué comme un prodigieux édifice, les multiples rameaux de ce livre fécond (…)» L’effort de composition, rendu par l’accumulation de participes passés, a paru laborieux, et le souci de cohérence est explicite. La comparaison avec « un prodigieux édifice » nous éclaire sur l’orientation générale de l’ouvrage, bâti comme une église arménienne. C’est la même architecture sacrée.
Puis, le moine se présente : « Moi Grigor, prêtre séculier, le moindre des poètes, le dernier des docteurs. » Le livre a ainsi une double inspiration poétique et théologique. Suit la note autobiographique, touchante par sa rareté : « Avec l’aide de mon frère, appelé Yovhannes, moine de la glorieuse et noble congrégation de Narek. » On sait qu’à la mort de leur mère, les deux frères ont été confiés tout jeunes par leur père au couvent de Narek, dont le grand oncle, l’Abbé Anania Narekac’i, était le Père supérieur. C’était un théologien et un poète réputés, qui sut former Grégoire dans les deux disciplines de la connaissance des textes sacrés et de l’art poétique.
L’esprit fraternel et communautaire est rendu par ces lignes : « L’un et l’autre vivons comme pour édifier à nous deux un seul corps raisonnable : plus que des frères, nous sommes animés du même souffle, de la même foi, du même honneur, des mêmes convictions ; nos yeux sont tous quatre fixés sur la même voie de mystère. »
Grégoire s’adresse enfin aux moines, les commanditaires de son ouvrage, et demande leur prière : « Et maintenant, vous qui goûtez aux nombreux mets de cette table, apprêtés avec tant de saveur, nous vous implorons de faire mention de nous dans vos loyales prières et vos requêtes opportunes, pénétrés d’un amour sans mélange et d’excellents desseins. Puissiez-vous à ce prix être inscrit, vous aussi, dans le livre de vie aux archives du ciel. Amen. »
L’image du goût s’applique à la qualité littéraire de la poésie mais aussi à son contenu spirituel. C’est une métaphore filée que l’on retrouve au Seuil de l’ouvrage :
« A la demande instante
Des moines et des pères, de la foule des solitaires,
Fut exposé
Ce
Livre de Lamentation
Par Grigor,
Retiré au désert de Narek. »
Il existe de nombreux manuscrits du Matean (Livre de Lamentation), dont 150 complets en Arménie. La première édition date de 1673 à Marseille, les éditions du XVIIIe siècle ont lieu à Constantinople et Venise. Depuis près d’un millénaire, chaque foyer arménien possède son « Narek ». Cependant le Matean vise tout homme de bonne volonté :
« Et que le lecteur qui prêtera sa voix
A ces vœux suppliants, au cri de ces prières -
Vieillard, enfant, jeune fille, jeune homme
Ou quiconque des servantes qui implorent pieusement -
Reçoive de ton impartiale équité, son lot de béatitude, d’être libéré de ses dettes,
Recréé, rénové d’impeccable innocence,
Recouvrant à jamais ton image inaltérable. » LL90, 6
D’un Mémorial à l’autre…
Ainsi, le livre de Lamentation est un mémorial, un écrit où l’auteur a consigné les choses dont il veut se souvenir. C’est aussi un monument commémoratif prophétique du Mémorial du génocide arménien de 1915.
Le Mémorial de la Place Antonin Poncet, à Lyon, inauguré en 2006, a été conçu par l'architecte Léonardo Basmadyian et la paysagiste Anne Perrot : sur les trente six « feuilles de pierre », incrustée chacune d’une pierre provenant d'Arménie, sont inscrits de poèmes de Gostan Zarian, René Char ou de textes d’écrivains, comme Blanchot.