Livre I du Livre de Lamentation de Grégoire de Narek : vers une confession lucide.
Publié le : 17 Décembre 2015De la foi à l’espérance
Tout le problème réside dans la plus ou moins grande conscience du pécheur de son péché. L’homme peut avoir totalement perdu le sens du péché, c’est-à-dire tout sens de la relation à Dieu. A l’inverse, il peut manifester un scrupule excessif dans l’énoncé de ses fautes au point de s’estimer indigne du salut. C’est pourquoi Grégoire de Narek estime que la foi est nécessaire au pécheur repentant pour qu’il oublie ses remords et croie qu’il peut être sanctifié et sauvé. La foi pleine d’espérance en la Résurrection implique la foi au pardon divin :
« Et maintenant, moi qui suis le dernier à confesser ma créance, vide de toute vertu,
Considérant, sous le regard de ma pensée, le début de mon existence
Arrachée au néant par la main de mon créateur,
Je crois, plein d’espérance, que Jésus-Christ peut faire ce qu’il veut.
Et c’est pour avoir cru que j’ai pris la parole,
Conseillé par Paul, enseigné par David :
Que leur prière vivifiante vienne m’assister
Pour que je le connaisse dans la foi,
Lui et la puissance de sa résurrection,
Ainsi que la communion à ses tourments (…) » (I, 11,1)
De l’espérance à la charité
L’espérance peut changer en veille attentive la somnolence et l’hébétude du péché. Cette pensée peut être celle de la prière du soir :
« Transforme en allègre repos
Ce sommeil pareil à la mort,
Dans les abîmes de la nuit…
Soustrais mes yeux à l’épouvante
Et aux troubles tumultueux :
Divertissements de cette vie,
Songes, rêves,
Cauchemars pleins de folie.
Rappelle-moi ton espérance.» (I, 12,4)
De la charité à l’amour trinitaire
La sainte Trinité comme source d’amour divin dépasse la justice et accorde le pardon aux pécheurs. Pour illustrer cette idée, Grégoire de Narek évoque deux paraboles : « le Bon Samaritain » (Luc 10, 23-37) et « la brebis égarée » (Luc 15,3-7).
La parabole du Bon Samaritain illustre le grand commandement de l’Amour de Dieu et du prochain. Le récit commence par la mise en scène d’un homme en voyage attaqué par des brigands, qui le dévêtent, le rouent de coups et le laissent à demi-mort. L’action se situe sur la route menant de Jérusalem à Jéricho. Un « prêtre » (cohen, en hébreu) passe empruntant ce même chemin qui descend, il passe outre. En effet, il est dit dans la loi que tout fils d’Israël qui touche un cadavre (ou même le sang d’un blessé) est impur durant sept jours (Nb 19,11). Un lévite, servant du prêtre au Temple, passe outre, respectant les prescriptions de pureté. Le Samaritain, lui, est pris de compassion, remué jusqu’aux entrailles, dit le texte grec. Il panse l’homme dévêtu et blessé, le hisse sur sa bête, l’amène à l’hôtellerie, laisse de l’argent pour les soins et prendra soin de lui à son retour, sans escompter de récompense.
Grégoire de Narek reprend l’interprétation allégorique donnée au IIIème siècle par le Père de l’Eglise, Origène : l’image du Bon Samaritain est la figure du Christ rédempteur. L’homme attaqué descendant de Jérusalem (le paradis perdu) à Jéricho (le monde) est assimilé à Adam après la chute et à ses descendants, assaillis par les brigands (le diable, le monde, le mal, toutes les forces hostiles). Le prêtre symbolise la Loi, le lévite les Prophètes. Ainsi l’homme blessé est sauvé par le Bon Samaritain, le Christ « qui se fait le prochain de l’homme » et annonce son retour à la fin des temps ; il est confié aux soins de l’aubergiste, l’Eglise qui soigne les blessures du péché par ses sacrements :
« Tu as comblé de joie le cœur de l’affligé,
Tu as réconforté celui qui désespère,
Tu as redonné l’allégresse à celui qui était jadis tombé dans le malheur,
Tu l’as oint sur tes fonts vivifiants, rassasié de ta coupe de lumière,
Tu l’as transfiguré, ô Créateur, par le pain céleste de ton corps,
En lui donnant pour guide la race élue des bienheureux,
Tu l’as soigné, chéri, réconforté par ta providence » (I, 14,4)
Le Bon Samaritain est devenu une figure traditionnelle de la peinture religieuse, en particulier le moment où le Samaritain hisse le blessé sur sa monture.
Le tableau de Van Gogh (1890) est inspiré par l’œuvre du peintre de la couleur, Delacroix. Un jeu subtil de couleurs chaudes et froides disposées en diagonale divise la toile en deux parties : la froideur bleutée du fond de la toile fait contraste avec les couleurs chaudes, jaunes lumineuses baignant le samaritain, qui semble irradier d’une chaleureuse compassion. Mais le Samaritain ploie sous le poids du corps inerte qu’il tente de hisser sur sa monture et lutte pour lui redonner vie. Dans le fond, la couleur, convulsive, obstrue l’espace. Le rocher devient une paroi de torrents. La perspective est bouchée, l’espace clos. Un combat se joue entre l’ombre et la lumière. Van Gogh écrivait à son frère Théo : « La peinture est une démarche pour aller de l’ombre à la lumière. »
La seconde parabole empruntée par Narek pour illustrer l’amour salvateur du Christ est celle de « la brebis perdue », relatée par Luc (15, 3-7) : « Si l'un de vous a cent brebis et en perd une, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller chercher celle qui est perdue, jusqu'à ce qu'il la retrouve ? »
Martine Petrini-Poli