Livre I du Livre de Lamentation de Grégoire de Narek
Publié le : 3 Décembre 2015« Le toponyme de Narek est devenu le nom propre de l’œuvre (…). Depuis près d’un millénaire, l’œuvre de Grigor a accompagné les fidèles de sa nation dans toutes les circonstances de leur vie. On déposait le Narek sur l’autel paroissial, au même titre que l’Evangile ; on le lisait au chevet des malades. Si l’on partait pour un lointain voyage, on en recopiait quelques lignes (…). Certains pénitents copiaient le Narek pour confesser leurs péchés. Bref, ça a été vraiment le guide spirituel des Arméniens pendant plus de 1000 ans et jusqu’à aujourd’hui, bien entendu. »
Rappelons que le Livre I du Livre de Lamentation de Grégoire de Narek peut être comparé au narthex (ou plutôt gawit’) d’une église arménienne. Le fidèle se tient au seuil de l’église et confesse ses péchés, non pas par masochisme, mais plus il s’approche du divin, plus grand est le sentiment de son indignité. Il est saisi d’angoisse devant le jugement et préférerait ne pas être né. C’est ce que confesse Grégoire lui-même, qui dresse le bilan de sa vie :
« Or maintenant, mortel né de la terre,
Occupé de mon être instable et passager,
Grisé du vin trompeur de ma folie,
Moi qui mens en toute chose et ne dis rien de vrai,
De quel front, marqué, comme je l’ai dit, de tous ces stigmates,
Oser comparaître à ton tribunal, juge équitable,
Terrible, ineffable, indescriptible, Dieu puissant de l’univers » 5,1
Surgit alors une vision terrifiante : les hordes des péchés avec leurs familles :
« Non moins que les ennemis de Dieu, j’ai offert en spectacle mon hostilité
Et n’ai pont reculé à te renier, artisan de toute chose.
Houleux comme les flots agités en tempête,
Je n’ai point tant frémi par crainte de ton ordre
Que les vagues marines s’écartant du rivage.
A mes forfaits, compare un tas de sable :
Nombre, poids et mesure y sont plus limités ;
Cet immense monceau ne saurait égaler la masse de mes iniquités.
Car si nombreux que soient les grains de cette plage,
Qui s’entassent ensemble au rivage des eaux,
Chacun d’eux reste à part, sans croître ni multiplier ;
Mais il n’y a pas de nombre à mes péchés et à mes transgressions
Et nul esprit ne les peut concevoir.
Voyez l’un d’eux suivi de sa progéniture,
Et celui-là avec ses rejetons (…) » 6,3-4
L’image biblique des « grains de sable » se mêle à celle de la tempête, et se développe en une métaphore marine pour qualifier l’iniquité du pécheur. Il est nécessaire, vu le nombre infini des péchés, de confesser d’abord ses péchés mortels qui sont comme les chefs de famille d’une nombreuse descendance. Ainsi ce chapitre VI du Livre de Lamentation ne se termine pas, comme les autres chapitres, sur une leçon d’espérance en la miséricorde divine, mais dans le sentiment de l’angoisse devant la vision des péchés mortels de l’humanité tout entière.
Au début du chapitre VII, le pénitent supplie pour obtenir le don des larmes du repentir, mais ses tentatives sont infructueuses : les péchés, qui endurcissent l’âme, empêchent les pleurs. Il ne reste plus au pécheur qu’à entamer un soliloque avec son âme emprisonnée dans ses péchés, sans issue possible. Rien ne peut contenir la multitude des péchés, ni les cèdres du Liban, ni le Mont Ararat, ni la surface des mers. L’homme fait l’expérience de sa solitude existentielle, de son errance sur cette terre sans espoir de salut :
« Et maintenant, que vas-tu faire, ô mon âme perdue ?
Où te cacheras-tu et comment te sauver ?
Comment quitter la prison de tes fautes ? » 8,1
Pourtant du fond de sa détresse, il découvre l’infini divin. Le dialogue avec Dieu est restauré, car là où le péché abonde, la grâce surabonde :
« Car plus amples seront mes dettes,
Et plus ta libéralité, à toi, maître de ma créance,
A jamais sera couronnée de louanges,
Selon ta parabole embaumée.
Car de toi, le salut,
Par toi, la réconciliation,
De ta dextre, le renouvellement,
De ton doigt, l’affermissement,
De ton ordre, la justification,
De ta miséricorde, la rédemption,
De ton visage, la lumière,
De ta face, la joie (…) » 9,3-4
C’est au monastère de Khor Virap que saint Grégoire l’Illuminateur, évangélisateur du pays, demeura emprisonné treize ans dans une fosse profonde « khor virap ». Jusqu’au jour où, guérissant le roi Tiridate IV, qui l’y avait fait enfermer, il obtint en 301 sa conversion et celle de tout le royaume. L’Arménie devint alors le premier état chrétien.
En 2001, à l’occasion du 17° centenaire du baptême du peuple arménien, Jean-Paul II a rendu hommage au grand poète spirituel, Grégoire de Narek, « qui a sondé les profondeurs ténébreuses du désespoir humain et qui a entrevu la lumière fulgurante de la grâce ».
La composition du tympan de l’église Sourp Stepanos (Saint Etienne) à Novarank reflète « une brillante pensée théologique : elle évoque la création d'Adam animé par le souffle divin et rappelle que l'humanité perdue par le péché du premier homme sera sauvée grâce au sacrifice du Christ sur la croix ».
Martine Petrini-Poli