La structure ternaire du Cantique spirituel et de la Nuit obscure: les trois étapes de la vie spirituelle

Ne nous y trompons pas : si ces poèmes présentent, à la suite du Cantique des Cantiques,  tous les caractères de poèmes d’amour profane, il ne faut pas négliger le second titre : « Cantique spirituel, Chansons entre l’âme et l’Epoux » et « Nuit obscure, Chansons de l’âme qui se réjouit d’avoir atteint le haut état de perfection qui est l’union à Dieu, par le chemin de la négation spirituelle. »

Cela nous éclaire sur une autre interprétation et nous permet de pénétrer dans une plus grande intimité amoureuse. Les commentaires sur ces deux œuvres composés par Jean de la Croix lui-même nous donnent des clés de lecture. Ce qui se joue dans ces poèmes est bien une rencontre amoureuse entre l’Epouse et l’Epoux, mais cette épouse est l’âme humaine. Jean de la Croix s’inscrit dans la grande tradition biblique qui établit une analogie entre Dieu et l’Epoux, qui s’adresse à l’Epouse : « Je te fiancerai à moi pour toujours…dans la tendresse et dans l’amour » (Osée 2, 18).

L’expérience mystique

La métaphore amoureuse permet de transposer par le symbole la relation la plus intime entre l’homme et Dieu. Il est habituel, à l’époque de Jean de la Croix, de composer un poème profane « a la divino ». Ainsi ces vers tirés de la Glose en style divin montrent « qu’un je ne sais quoi » (« no sé qué ») qui fait tout le charme mystérieux féminin s’applique au mystère divin. Jean de la Croix explique, dans ses commentaires, que « les cavernes élevées » sont les hauts mystères, élevés et profonds en sagesse de Dieu qu’il y a dans le Christ… comme une mine abondante aux maintes cavités pleines de trésors… Et l’âme ne peut y pénétrer ni parvenir jusqu’à eux si elle ne s’avance pas d’abord et n’entre pas dans les fourrés de la souffrance extérieure et intérieure, une fois que Dieu lui a accordé maintes faveurs intellectuelles et sensibles qu’elle aura fait précéder de maints exercices spirituels… »

Ainsi la structure ternaire du Cantique spirituel et de la Nuit obscure correspond aux trois voies théologiques du parcours mystique, déjà formulé par Denys l’Aréopagite à la fin du IVème siècle : voie purgative de la sortie et de la quête, voie illuminative de l’attente angoissée de la rencontre, entrée dans la voie unitive de l’union à Dieu. En effet, selon les Pères de l’Eglise, l’âme avance dans la connaissance de Dieu en trois étapes comme on franchit les âges de la vie (enfance, adolescence, âge adulte, d’après Thomas d’Aquin). Les disciples sont d’abord des « commençants » qui cheminent et méditent, puis des « progressants » qui contemplent par l’intelligence « progressive », et enfin des « parfaits » qui jouissent de l’union à Dieu.

Comment concevoir ces trois étapes de la vie spirituelle ?

Selon Catherine de Sienne, qui reprend l’enseignement des Pères de l’Eglise dans ses Dialogues et Lettres, on peut envisager une triple conversion à différentes étapes de la vie. Ainsi en est-il pour l’apôtre Pierre : la première conversion, voie purgative, correspond à son appel par le Christ ; le seconde se situe après son triple reniement, lorsque le Christ lui demande un triple acte d’amour : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? » et lui annonce son martyre. Catherine de Sienne montre la nécessité de cette seconde étape  qui correspond à « des âmes qui veulent aller au Père, sans passer par Jésus crucifié, et qui se scandalisent de la croix qui leur est donnée pour les sauver » (Dialogues, ch. 75). « Le progressant » entre dans la voie illuminative. Le fruit est le commencement de contemplation par l’intelligence progressive du grand Mystère de la Croix et de la Rédemption. L’apôtre prend alors conscience du prix du sang du Sauveur. Tourné vers l’amour des âmes à sauver, il perd le souci de son intérêt personnel.

Jean de la Croix insiste aussi sur cette deuxième étape, dans son Cantique spirituel : « Désirer entrer dans les fourrés de la sagesse, des richesses et des présents de Dieu est le lot de tous ; mais désirer entrer dans les fourrés des épreuves et des douleurs pour l’amour du Fils de Dieu est le lot de bien peu ; de même que beaucoup aimeraient se voir arriver au but sans passer par le chemin et le moyen qui y mène. » Explication 35. La troisième étape est la voie unitive, l’union transformante en Dieu. C’est la conversion la plus profonde de toute l’âme en ce qu’elle a de plus intime. Une peinture siennoise illustre ce thème du  « mariage spirituel où Dieu et l’âme ne font plus qu’un».

Martine Petrini-Poli

Le 4 juin 2013

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