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L’écriture du fragment dans le Livre des Fondations de Thérèse d’Avila

Publié le : 25 Septembre 2014
Le terme de fragment vient du verbe latin « frangere » (briser). Un fragment est ainsi un morceau d’objet brisé. En littérature, le fragment occupe une place importante dans la Grèce antique (Héraclite) et le classicisme français du XVIIe siècle (Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère). Il s’agit de textes brefs qui expriment avec vigueur une pensée ou une image. On trouve des aphorismes, courtes sentences qui résument une pensée importante avec concision. La maxime énonce plutôt une règle de morale dans sa généralité.

Longtemps liée à la philosophie et à la morale, l’écriture fragmentaire est devenue le mode d’expression privilégié des écrivains de la seconde moitié du XXe siècle. Ce succès est lié à l’absence, dans notre ère du doute, de système cohérent de valeurs morales et esthétiques.

Cioran, écrivain d’origine roumaine, publie en 1949 aux éditions Gallimard le Précis de décomposition, recueil de réflexions violentes et pessimistes, où la référence au Livre de la Vie de Thérèse d’Avila (I, 4) est explicite : « Me répétant les exclamations de Thérèse d’Avila, je la voyais s’écrier à six ans : « Eternité, éternité (…) ».

Quand je repense à tout cela, un seul nom me hante : Thérèse d’Avila – et les paroles d’une de ses révélations que je me redisais chaque jour : « Tu ne dois plus parler avec les hommes mais avec les anges. »  Douze ans avant le Précis, en 1937, Cioran publiait un recueil Des larmes et des saints, avec la même référence et la remarque suivante : « Son ardeur n’a fait que croître au point que le feu de son âme ne s’est jamais éteint, puisque nous nous y réchauffons encore.»

Il est donc indéniable que l’écriture fragmentaire de Cioran, à son corps défendant, a partie liée avec celle des récits autobiographiques de Thérèse d’Avila.

En effet les deux ouvrages de Thérèse d’Avila, le Livre de la Vie, et le Livre des Fondations sont riches de fragments à l’écriture spécifique. Cette dernière oeuvre, en particulier, est destinée à « ses filles », moniales ou futures supérieures de couvents réformés, et aux prieures en place. Aussi le « nous » est-il volontiers inclusif : « Il faut toujours porter nos regards sur la caste dont nous sommes issues, sur ces saints prophètes » (F 29, 33). La réforme carmélitaine est un retour aux sources : Elie est le modèle du Carmel.

Le ton est péremptoire « il faut », le présent est atemporel « toujours », achronique. L’humour et le mot d’esprit sont souvent sous-jacents ou explicites : « Songez que le Seigneur est aussi au milieu des marmites » (F 5, 8). L’impératif est de rigueur « Songez » ou bien c’est le subjonctif injonctif « Qu’on prenne garde », même si l’expression reste vivante, imagée, en signe d’avertissement contre les ruses du Malin : « Qu’on prenne garde : dans de tous petits détails le démon creuse des trous par où passeront les plus grands défauts » (F 29, 32).

Parfois, dans des chapitres entiers, le ton dominant est didactique, car ce sont des points qui tiennent à cœur à la Madre, forte de son expérience de prière et de prieure : Comment se comporter avec les mélancoliques (F 7), Quelques avis d’importance pour les prieures (F 18). La figure de style de l’antithèse est privilégiée : « La raison est obscurcie chez la malade (de mélancolie) ; celle de la supérieure doit donc être en éveil » (F7, 3). Le fragment permet aussi la réflexion critique : « La sagesse est d’une grande importance pour diriger un monastère » (F18 , 6) implique que certaines prieures ne sont pas toujours guidées par ce discernement des esprits, si cher à Thérèse d’Avila, et que les Jésuites lui ont inculqué.

L’image évangélique des brebis est utilisée avec humour pour dénoncer les excès de mortifications de quelques supérieures : « Si la prieure affectionne les mortifications, il ne sera question que de cela, et ces petites brebis de la Vierge n’auront qu’à se taire comme de pauvres moutons (…) J’aimerais mieux les voir s’en tenir à la règle » (F XVIII, 7).

Thérèse d’Avila a analysé ses visions dans le Livre de la Vie pour discerner la part d’imagination qui aurait pu s’y mêler. Aussi distingue-t-elle dans le Livre des Fondations « le ravissement » de toute autre manifestation due à une « défaillance de l’organisme » qui peut conduire « peu à peu à la mort ou à la folie » : « Le ravissement ou union de toutes les puissances (volonté, mémoire, entendement) dure peu de temps et produit de grands effets et une lumière intérieure dans l’âme » (F6, 4).

Le remède proposé à l’imagination excessive est l’action par souci constant du bon équilibre psychique de l’être humain. Tous ces apophtegmes, concentrés de savoir, d’expérience, de vision, révèlent l’humanisme thérésien et le goût de la vie.

La question posée par l’écriture du fragment est de savoir à quelle unité il tend. Il y a chez Cioran une hantise de l’unité originelle perdue : comme l’âme dans les dialogues philosophiques de Platon, le fragment se souvient de l’ensemble dont on l’a séparé.

Arman, Colère musicale, 1962, Violoncelle brisé sur panneaux de bois, 1830X1320X230 mm. ©Adagp, Paris 2014
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Martine Petrini-Poli

Martine Petrini-Poli, professeur de lettres (titulaire du CAPES et du Doctorat de 3ème cycle) en classes préparatoires HEC au Lycée de Chartreux et à l’Ecole des Avocats de Lyon (EDA), rédactrice à Espace prépas, Ellipses et Studyrama. Responsable de la Pastorale du Tourisme (PRTL 71).

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