L’art du portrait dans le Livre des Fondations de Thérèse d’Avila
Publié le : 9 Octobre 2014Portraits du temps
Portrait d’un couple princier
Thérèse d’Avila est aidée dans ses fondations de monastères par certaines femmes, comme la Princesse d’Eboli, issue d’une illustre famille, qui a épousé le prince Ruiz Gomez da Silva, gentilhomme portugais, ami et ministre du roi Philippe II d’Espagne. Elle l’invitera en 1569 à fonder un monastère dans sa ville de Pastrana, dans la province de Guadalajara, à une centaine de kilomètres de Madrid : « En ce qui concerne les religieuses, leur monastère de Pastrana bénéficia de la faveur des princes » (F XVII, 16). Veuve en 1573, elle y entre, mais ne peut supporter l’ascèse ni la clôture, veut imposer ses caprices et se fâche avec la prieure.
Elle quitte le Carmel en 1574. Thérèse d’Avila le fait fermer : « Je m’employai par tous les moyens à supplier les supérieurs de fermer ce monastère et d’en fonder un autre à Ségovie » (F XVII, 17). Les religieuses quittent Pastrana en pleine nuit. Pour se venger, la princesse aura l’indélicatesse de soumettre une copie du Livre de la Vie de Thérèse d’Avila, à son insu, à l’Inquisition.
Cependant cette mésaventure n’est pas présentée comme l’échec d’une fondation, mais comme un exemple d’obéissance à Dieu. En effet, Thérèse refuse d’abord de rencontrer la Princesse d’Eboli, car elle n’a pas envie de quitter Tolède, où le monastère « venait à peine d’être fondé. » Elle se rend toutefois à Pastrana sur l’injonction du Seigneur et elle comprend après coup qu’elle y est envoyée pour y fonder un couvent de moines déchaux et non un de religieuses.
Portrait d’un conquistador
Thérèse d’Avila trace aussi le portrait en action d’un de ses frères, Lorenzo de Cepeda, conquistador qui a passé trente quatre ans en Amérique : « Dieu permit qu’arrivât alors des Indes un de mes frères ; cela faisait trente-quatre ans qu’il était parti. » Aucune effusion, aucun récit de ses conquêtes, mais un retour providentiel. Nous savons qu’il s’est enrichi comme gouverneur de Quito en Equateur. Il aide Thérèse à trouver une maison à Séville pour une fondation : « Il fut encore plus triste que moi de voir que les religieuses n’avaient pas de maison à elles. » Il se porte garant, apporte une caution, accomplit toutes les démarches administratives, et suit le chantier : « Mon frère passait toute la journée avec les ouvriers et nous apportait à manger… Mon frère resta avec nous plus d’un mois … Il se donna beaucoup de mal pour transformer en chapelle quelques pièces et pour tout mettre en ordre » (F XXV 3-10).
Parmi les portraits spirituels, voici un portrait féminin d’ermite
Catalina de Cardona qui, « vu sa condition, avait vécu jusque là dans le raffinement », « très liée à la princesse d’Eboli », resta « huit ans dans une petite grotte » en ermite, se nourrissant d’herbes, de racines et de galettes cuites au feu. Habillée « d’un vêtement de bure et d’une tunique de gros drap, faits de telle sorte qu’on la prenait pour un homme », elle assistait à la messe. Elle commença à être vénérée et « elle s’adressait à tous avec beaucoup de charité et d’amour » (F XXVIII, 28). Cette femme « en odeur de sainteté » est à l’origine de la fondation du monastère de carmes déchaux de Villanueva de la Jara. Le portrait a une valeur exemplaire pour les moniales et il nous montre le passage, dans l’Espagne au XVIe siècle, de la vie érémitique à la vie monastique avec la mise en place de Constitutions : « Lors du Concile de Trente, il fut décidé de rattacher les ermites à des ordres religieux » (FXVII, 8).
Enfin, le portrait d’un maître spirituel
Jérôme Gracian de la Mère de Dieu, étudiant brillant, issu d’un milieu proche de la cour d’Espagne, est un carme déchaux du monastère de Pastrana, à qui Thérèse consacre les chapitres XXII à XXV du Livre des Fondations. Le portrait se développe alors en biographie, voire en hagiographie. Elle trace son portrait moral, raconte une anecdote sur son enfance vouée à la Vierge Marie. En narrateur omniscient, Thérèse connaît les évènements à venir. Confidente du Père Gracian, de trente ans son cadet, elle montre en quoi il incarne la vertu d’obéissance et le sens de la chasteté. Visiteur apostolique des Carmes, il rétablit la règle primitive dans les Carmels en Andalousie et en Castille et rédige les Constitutions des Déchaux. Il va connaître de grandes souffrances. Gracian donne à Thérèse l’ordre de terminer le récit des Fondations et commande à frère Jean de la Misère, peintre, « grand serviteur de Dieu » (FXVII, 6), le portrait de Thérèse d’Avila, le seul authentique dont nous disposons.
« Frère Jean ! Tu m’as peinte laide et chassieuse, Dieu Te pardonne ! » La Madre a soixante et un ans, elle n’aime pas le portrait que Jean de la Misère a fait d’elle en 1576. [...] La carmélite a beau préférer son château intérieur, elle ne néglige pas les apparences. Je la trouve tout de même injuste avec son peintre. Cadré par une toque blanche au-dessous du voile noir, son visage frais trahit le goût de la bonne chère. Un long nez fin allège l’ovale mou de la soixantaine passée. Les lèvres serrées disent la volonté de la fondatrice, l’autorité de la « femme d’affaires », devenue experte en opérations immobilières et en tractations ecclésiastiques. Et les grands yeux, passablement asymétriques, brillent d’une intelligence insatiable, interrogative (…) » Julia Kristeva, Thérèse mon amour, Fayard p.147-148.